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divendres, 29 de setembre del 2023

Des Cours d' Amour.

Des Cours d' Amour.

Plusieurs auteurs ont parlé des cours d' amour, de ces tribunaux plus sévères que redoutables, où la beauté elle-même, exerçant un pouvoir reconnu par la courtoisie et par l' opinion, prononçait sur l' infidélité ou l' inconstance des amants, sur les rigueurs ou les caprices de leurs dames, et, par une influence aussi douce qu' irrésistible, épurait et ennoblissait, au profit de la civilisation, des mœurs, de l' enthousiasme chevaleresque, ce sentiment impétueux et tendre que la nature accorde à l' homme pour son bonheur, mais qui, presque toujours, fait le tourment de sa jeunesse, et trop souvent le malheur de sa vie entière.

Le président Rolland avait publié en 1787 une dissertation intitulée: Recherches sur les Cours d' Amour, etc.; mais on n' y trouve rien de précis, rien de satisfaisant, ni sur l' antique existence et la composition de ces tribunaux, ni sur les formes qu' on y observait, ni sur les matières qu' on y traitait. M. de Sainte-Palaye (1) qui a fait tant de recherches heureuses sur les usages et sur les mœurs du moyen âge, qui a composé plusieurs Mémoires sur l' ancienne chevalerie, n' a rien écrit sur les cours d' amour; aussi l' abbé Millot, dans son Histoire littéraire des troubadours, n' a-t-il pas respecté les traditions qui attestaient que long-temps les Français avaient été les justiciables des graces et de la beauté.

Comme les écrivains qui, avant moi, ont traité ce point intéressant de notre histoire, je serais réduit à ne présenter que des conjectures plus ou moins fondées, si dans l' ouvrage de maître André, chapelain de la cour royale de France, ouvrage négligé ou ignoré par ces écrivains, je n' avais trouvé les preuves les plus évidentes et les plus complètes de l' existence des cours d' amour durant le XIIe siècle, c' est-à-dire de l' an 1150 à l' an 1200.

(1) M. Sismondi dans son Histoire de la littérature du midi de l' Europe, et M. Ginguené dans son Histoire littéraire d' Italie, ont rassemblé sur les cours d' amour les notions qu' on trouvait dans nos auteurs français; mais on verra bientôt que j' ai eu des ressources qui ont manqué à ces savants et ingénieux écrivains, et dont avait profité avant moi M. d' Aretin, bibliothécaire à Munich.

Il est même très vraisemblable que l' autorité et la jurisdiction de ces tribunaux n' avaient pas commencé à cette époque seulement. Croira-t-on qu' une pareille institution n' ait été fondée qu' au XIIe siècle, quand on verra qu' avant l' an 1200 elle existait à-la-fois au midi et au nord de la France, et quand on pensera que cette institution n' a pas été l' ouvrage du législateur, mais l' effet de la civilisation, des mœurs, des usages, et des préjugés de la chevalerie?

Je pourrais donc, sans crainte d' être contredit avec raison, assigner à l' institution des cours d' amour une date plus ancienne que le XIIe siècle; mais, traitant cette matière en historien, je me borne à l' époque dont la certitude est garantie par des documents authentiques, et je croirai travailler utilement pour l' histoire du moyen âge, si je démontre l' existence des cours d' amour durant le douzième siècle.

J' ai annoncé que l' ouvrage qui fournit les renseignements précieux dont je me servirai, est d' un chapelain de la cour royale de France, nommé André.

Fabricius, dans sa Bibliothèque latine du moyen âge, pense que cet auteur vivait vers 1170.

Le titre de l' ouvrage est: Livre de l' art d' aimer et de la réprobation de l' amour. (1) L' auteur l' adresse à son ami Gautier.

(1) La bibliothèque du roi possède de l' ouvrage d' André le chapelain un manuscrit, coté 8758, qui jadis appartint à Baluze.

Voici le premier titre: Hîc incipiunt capitula libri de arte amatoriâ et reprobatione amoris.”

Ce titre est suivi de la table des chapitres.

Ensuite on lit ce second titre:

“Incipit liber de arte amandi et de reprobatione amoris, editus et compillatus a magistro Andreâ Francorum aulæ regiæ capellano, ad Galterium amicum suum, cupientem in amoris exercitu militare: in quo quidem libro, cujusque gradus et ordinis mulier ab homine cujusque conditionis et status ad amorem sapientissimè invitatur; et ultimo in fine ipsius libri de amoris reprobatione subjungitur.”

Crescimbeni, Vite de' poeti provenzali, article Percivalle Doria, cite un manuscrit de la bibliothèque de Nicolò Bargiacchi à Florence, et en rapporte divers passages; ce manuscrit est une traduction du traité d' André le chapelain. L' académie de la Crusca l' a admise parmi les ouvrages qui ont fourni des exemples pour son dictionnaire.

Il y a eu diverses éditions de l' original latin, Frid. Otto Menckenius, dans ses Miscellanea lipsiensia nova, Lipsiæ, (Leipzig) 1751, t. VIII, part. I, p. 545 et suiv., indique une très ancienne édition sans date et sans lieu d' impression, qu' il juge être du commencement de l' imprimerie: “Tractatus amoris et de amoris remedio Andreæ capellani papæ Innocentii quarti. (N. E. Inocencio IV, nacido en 1185, Papa desde 1243 hasta su muerte en 1254.)

Une seconde édition de 1610 porte ce titre:

“Erotica seu Amatoria Andreæ capellani regii, vetustissimi scriptoris ad venerandum suum amicum Guualterum (: Walter) scripta, nunquam ante hac edita, sed sæpius a multis desiderata; nunc tandem fide diversorum MSS. codicum in publicum emissa a Dethmaro Mulhero, Dorpmundæ, (: Dietmar Müller, Detmar Mulher, Dortmund) typis Westhovianis, anno Vna Castè et Verè amanda.” 

Une troisième édition porte: “Tremoniæ, typis Westhovianis, anno 1614.” Dans les passages que je cite, j' ai conféré le texte du manuscrit de la bibliothèque du roi avec un exemplaire de l' édition de 1610 et les fragments qui sont rapportés dans l' ouvrage de M. d' Aretin. 

Le manuscrit de la bibliothèque du roi décide la difficulté que Menckenius s' est proposée, et qu' il n' a pu résoudre. Il a demandé comment Fabricius a su qu' André était chapelain de la cour royale de France; ce manuscrit dit expressément: “Magistro Andreâ FRANCORUM AULAE REGIAE capellano.” 

Dans une note précédente, j' ai averti que M. d' Aretin avait connu l' ouvrage d' André le chapelain. M. d' Aretin s' en est servi pour sa dissertation qui a pour titre:

“Ausprüche der Minnegerichte aus alten Handscriften herausgegeben und mit einer historischen Abhandlung über die Minnegerichte des Mittelalters begleitet von Christophor freyherrn von Aretin, München, 1803.”

Il est à remarquer qu' André le chapelain ne s' est pas proposé de faire un traité sur les cours d' amour; ce n' est que par occasion, et pour autoriser ses propres opinions, qu' il cite les arrêts de ces tribunaux.

Son dessein est d' instruire les personnes qui veulent connaître les règles d' un amour pur et honnête, et se garantir d' un amour désordonné; la manière dont il parle de ces cours, ne permet pas de les regarder comme une institution nouvelle, puisqu' il dit que les RÈGLES D' AMOUR furent trouvées par un chevalier Breton, pendant le règne du roi Artus, et qu' elles furent alors adoptées par une cour composée de dames et de chevaliers, qui enjoignit à tous les amants de s' y conformer.

Je me propose d' examiner:

1° L' existence des cours d' amour.

2° Leur composition, et les formes qui y étaient établies.

3° Les matières qu' on y traitait.

Existence des Cours d' Amour. 

Le plus ancien des troubadours dont les ouvrages sont parvenus jusqu' à nous, Guillaume IX, Comte de Poitiers et d' Aquitaine, vivait en 1070. En lisant ses poésies, les personnes assez instruites pour apprécier le mérite de la langue, les graces du style, le nombre, l' harmonie des vers, et les combinaisons de la rime, ne contesteront point qu' à l' époque où il écrivit, la langue et la poésie n' eussent acquis une sorte de perfection; circonstance qui ne permet pas de douter que le Comte de Poitiers n' eût profité lui-même des leçons et des exemples de poëtes qui l' avaient précédé; aussi trouve-t-on dans les écrits des troubadours qui passent pour les plus anciens, la preuve qu' ils n' étaient que les successeurs et les disciples de poëtes antérieurs.

Rambaud d' Orange, qui vivait dans la première moitié du douzième siècle, et qui mourut en 1173, disait d' un de ses propres ouvrages:

“Jamais on n' en vit composé de tel, ni par homme, ni par dame, en ce siècle, ni en l' autre qui est passé.” (1: “Que ja hom mais no vis fach aital, per home ni per femna, en est segle, ni en l' autre qu' es passatz.” Rambaud d' Orange: Escotatz.)  

Les historiens ont reconnu que le mariage du roi Robert avec Constance, fille de Guillaume Ier, comte de Provence, ou d' Aquitaine, vers l' an 1000, fut l' époque d' un changement dans les mœurs à la cour de France; il y en a même (2) qui ont prétendu que cette princesse amena avec elle des troubadours, (2: Voyez Rodulfe Glaber, liv. 3; Gaufridi, Hist. de Provence, p. 64; Histoire de Languedoc, t. 2, p. 132, 602.)

des jongleurs, des histrions, etc.; on convient assez généralement qu' alors la SCIENCE GAYE, l' art des troubadours, les mœurs faciles, commencèrent à se communiquer des cours de la France méridionale, aux cours de la France septentrionale, c' est-à-dire des pays qui sont au midi de la Loire, aux pays qui sont au nord de ce fleuve.

Dans les usages galants de la chevalerie, dans les jeux spirituels des troubadours, on distinguait le talent de soutenir et de défendre des questions délicates et controversées, ordinairement relatives à l' amour; l' ouvrage où les poëtes exerçaient ainsi la finesse et la subtilité de leur esprit, s' appelait TENSON, du latin conTENSIONem, dispute, débat; on lit dans le Comte de Poitiers:

“Et si vous me proposez un jeu d' amour, je ne suis pas assez sot que de ne pas choisir la meilleure question.” (1: 

E si m partetz un juec d' amor,

No sui tan fatz

No sapcha triar lo melhor.

Comte de Poitiers. Ben vuelh.)

Mais ces tensons, nommées aussi jeux-partis, mi-partis, auraient été des compositions aussi inutiles que frivoles, si quelque compagnie, si une sorte de tribunal n' avait eu à prononcer sur les opinions des concurrents.

Sans doute ce genre de poésie, très usité chez les troubadours, et dont on trouve l' indication dans les ouvrages du plus ancien de ceux qui nous sont connus, n' eût pas prouvé, d' une manière irrécusable, l' existence des tribunaux galants qu' il suppose; mais quand cette existence est démontrée par d' autres documents, on ne peut contester que la circonstance de la composition des tensons n' offre un indice remarquable; j' aurai bientôt occasion de démontrer par plusieurs exemples, que les questions débattues entre les troubadours étaient quelquefois soumises au jugement des dames, des chevaliers et des cours d' amour, dont ces poëtes faisaient choix dans les derniers vers de la tenson.

Ne soyons donc pas surpris de trouver les cours d' amour établies à une époque voisine de celle où le Comte de Poitiers parlait ainsi des jeux-partis.

Indépendamment des nombreux arrêts qu' André le chapelain rapporte dans son ouvrage, en nommant les cours qui les ont rendus, il a eu occasion de parler des cours d' amour en général, et il s' est exprimé en termes qui suffiraient pour nous convaincre qu' elles existaient à l' époque où il a écrit.

Il pose la question: “L' un des deux amants viole-t-il la foi promise, lorsqu' il refuse volontairement de céder à la passion de l' autre?

Et il répond: “Je n' ose décider qu' il ne soit pas permis de se refuser aux plaisirs du siècle; je craindrais que ma doctrine ne parût trop contraire aux commandements de Dieu, et certes il ne serait pas prudent de croire que quelqu'un ne dût obéir à ces commandements, plutôt que de céder aux plaisirs mondains.

Mais si la personne qui a opposé le refus cède ensuite à un autre attachement, je pense que, PAR LE JUGEMENT DES DAMES, elle doit être tenue d' accepter le premier amant, au cas que celui-ci le requière.” (1:

Sed consules me forsan: Si unus coamantium, amoris nolens alterius vacare solatiis, alteri se subtraxit amanti, fidem videatur infringere coamanti; et nullo istud præsumimus ausu narrare ut a seculi non liceat delectationibus abstinere, ne nostrâ videamur doctrinâ ipsius Dei nimium adversari mandatis; nec enim esset credere tutum non debere quemcumque Deo potius quam mundi voluptatibus inservire. Sed si novo post modum se jungat amori, dicimus quod, DOMINARUM JUDICIO, ad prioris coamantis est reducendus amplexus, si prior coamans istud voluerit.” Fol. 90.) 

Ce seul passage aurait suffi pour prouver en général que les dames rendaient des jugements sur les matières d' amour; mais je m' empresse de rassembler les indications particulières et précises qui ne laisseront plus aucun doute.

Pour justifier les décisions des nombreuses questions examinées dans son ART D' AIMER, André le chapelain cite les cours d' amour,

Des dames de Gascogne,

D' Ermengarde, vicomtesse de Narbonne,

De la reine Éléonore,

De la comtesse de Champagne,

Et de la comtesse de Flandres.

Les troubadours, et Nostradamus leur historien, parlent des cours établies en Provence; elles se tenaient à Pierrefeu, à Signe, à Romanin, à Avignon: Nostradamus nomme les dames qui jugeaient dans ces cours.

J' ai déja dit que souvent, à la fin des tensons, les troubadours choisissaient les dames ou les grands qui devaient prononcer sur la contestation.

Je parlerai successivement de ces diverses cours et de ces tribunaux particuliers.

La cour des dames de Gascogne n' est citée qu' une seule fois par André le chapelain, sans qu' il indique par qui elle était présidée; mais, ce qui est plus important, il atteste qu' elle était très nombreuse.

“La Cour des dames assemblée en Gascogne prononce avec l' assentiment de toute la cour, etc.” (1: “Dominarum ergo curiâ in Vasconiâ congregatâ de totius curiæ voluntatis assensu perpetuâ fuit constitutione firmatum.”  Fol. 97.) 

La cour d' Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, est nommée cinq fois, à l' occasion de cinq jugements que cette princesse avait prononcés sur des questions traitées ensuite par André le chapelain.

Ermengarde fut vicomtesse de Narbonne en 1143; elle mourut en 1194.

Les auteurs de l' Art de vérifier les dates ont rapporté la tradition qui nous apprenait que cette princesse avait présidé des cours d' amour; l' histoire atteste qu' elle protégea honorablement les lettres, et qu' elle accueillit particulièrement les troubadours, parmi lesquels elle accorda une préférence trop intime à Pierre Rogiers; il la célébrait sous le nom mystérieux de Tort n' avetz: un commentateur de Pétrarque, en parlant de ce troubadour, paraissait indiquer qu' Ermengarde tenait une cour d' amour (1); aujourd'hui il ne sera plus permis d' en douter.

(1) André Gesualdo s' exprime ainsi, dans son commentaire sur Le triomphe d' amour de Pétrarque, c. IV; 1754, in-4°:

“L' altro fu pietro Negeri d' Avernie che essendo canonico di Chiaramonte, per farsi dicitore et andare per corti, renonzò il canonicato. Amò M N' Ermengarda valorosa e nobil signora che tenea corte in Nerbona, e da lei, per lo suo leggiadro dire, fu molto amato et honorato; ben che al fine fu de la corte di lei licenciato, perchio che si credeva haverne lui ottenuto l' ultima speranza d' amore.” 

reine Éléonore, cour d' amour, d' Aquitaine, d' épouse de Louis VII, dit LE JEUNE, roi de France; Henri II, roi d' Angleterre

La reine Éléonore, qui présidait une cour d' amour, était Éléonore d' Aquitaine, d' abord épouse de Louis VII, dit LE JEUNE, roi de France, et ensuite de Henri II, roi d' Angleterre.

L' auteur de l' Art d' aimer cite six arrêts prononcés par cette reine.

Si le mariage du roi Robert avec Constance, fille de Guillaume Ier, vers l' an 1000, avait introduit à la cour de France, les manières agréables, les mœurs polies, les usages galants de la France méridionale, il n' est pas moins certain que le mariage d' Éléonore d' Aquitaine avec Louis VII, en 1137, fut une nouvelle occasion de les propager: petite-fille du célèbre Comte de Poitiers, Éléonore d' Aquitaine reçut les hommages des troubadours, les encouragea et les honora. Un des plus célèbres, Bernard de Ventadour, lui consacra ses vers et ses sentiments, et il continua de lui adresser les tributs de ses chants et de son amour lorsqu' elle fut reine d' Angleterre.

La comtesse de Champagne est désignée par l' auteur sous la lettre initiale M. Un des jugements qu' elle a prononcés est à la date de 1174. A cette époque, Marie de France, fille de Louis VII et d' Éléonore d' Aquitaine, était comtesse de Champagne, ayant épousé le comte Henri Ier.

On ne sera pas surpris que la fille de cette reine ait présidé des cours d' amour; le comte de Champagne dut peut-être à Marie son épouse, ce goût des lettres qui le fit distinguer parmi les princes de son siècle; il protégea, de la manière la plus affectueuse, les poëtes, les romanciers, et les appela à sa cour; il mérita le surnom de large ou libéral. 

Ce prince et son épouse eurent un digne successeur dans leur petit-fils, Thibaud, comte de Champagne et roi de Navarre, si connu par ses chansons qui ont tant de ressemblance avec celles des troubadours.

L' auteur rapporte neuf jugements prononcés par la comtesse de Champagne.

Il ne cite que deux arrêts prononcés par la comtesse de Flandres.

Cette princesse n' est point nommée, et l' auteur ne l' a pas désignée par la lettre initiale de son nom, ainsi qu' il avait désigné la comtesse de Champagne.

Parmi les comtesses de Flandres qui ont pu présider des cours d' amour, durant le XIIe siècle, et avant l' époque où a été rédigé l' Art d' Aimer d' André le chapelain, je n' hésite pas à choisir Sibylle, fille de Foulques d' Anjou; en 1134 elle épousa Thierry, comte de Flandres; vraisemblablement elle apporta, des pays situés au-delà de la Loire, les institutions qui y étaient en vigueur, telles que les cours d' amour.

Les détails qui concernent les cours établies en Provence nous ont été transmis par Jean de Nostradamus. 

“Les tensons, dit-il, estoyent disputes d' amours qui se faisoyent entre les chevaliers et dames poëtes entreparlans ensemble de quelque belle et subtille question d' amours, et où ils ne s' en pouvoyent accorder, ils les envoyoyent pour en avoir la diffinition aux dames illustres présidentes, qui tenoyent cour d' amour ouverte et planière à Signe, et à Pierrefeu ou à Romanin, ou à autres, et là-dessus en faisoyent arrests qu' on nommait LOUS ARRESTS D' AMOURS.” (1: Jean de Nostradamus, Vies des plus célèbres et anciens poëtes provençaux, p. 15.)

A l' article de Geoffroi Rudel, il rapporte que le moine des Iles d' Or, dans son catalogue des poëtes provençaux, fait mention d' une tenson entre Giraud et Peyronet, et il ajoute:

“Finalement, voyant que ceste question estoit haulte et difficile, ILZ l' envoyèrent aux dames illustres tenans cour d' amour à Pierrefeu et à Signe, qu' estoit cour planière et ouverte, pleine d' immortelles louanges, aornée de nobles dames et de chevaliers du pays, pour avoir déterminaison d' icelle question.” (1: 

“Les dames qui présidoient à la cour d' amour de ce temps estoyent celles-ci:

Stephanette, dame de Baulx, fille du comte de Provence,

Adalazie, vicomtesse d' Avignon,

Alalete, dame d' Ongle,

Hermyssende, dame d' Urgon,

Mabille, dame d' Yères,

La comtesse de Dye,

Rostangue, dame de Pierrefeu,

Bertrane, dame de Signe,

Jausserande de Claustral.”

Nostradamus, p. 27.) 

Ce qui donne la plus grande autorité aux assertions du moine des Iles d' Or dont Nostradamus copie les expressions, c' est que cette tenson entre Giraud et Peyronet se trouve dans les manuscrits qui nous restent des pièces des troubadours, et qu' effectivement les deux poëtes conviennent des cours de Pierrefeu et de Signe pour décider la question.

Giraud dit: “Je vous vaincrai pourvu que la COUR soit loyale... je transmets ma tenson à Pierrefeu, où la belle tient COUR D' ENSEIGNEMENT.” (2:

Vencerai vos, sol la CORT lial sia...

A Pergafuit tramet mon partiment,

O la bella fai CORT D' ENSEGNAMENT...) 

Et Peyronet répond: “Et moi, de mon côté, je choisis pour juger l' honorable château de Signe.” (1) 

On remarquera que le premier troubadour parle d' abord d' une cour qui doit juger la question en termes qui permettent de croire que les tensons étaient ordinairement soumises à de pareils tribunaux: 

“Je vous vaincrai, dit-il, pourvu que la cour soit loyale.” Et c' est seulement à la fin de la tenson que les deux poëtes conviennent des deux cours qui doivent se réunir pour prononcer.

Dans la vie de Raimond de Miraval, Nostradamus fait mention d' une autre tenson entre ce troubadour et Bertrand d' Allamanon, qui sollicitèrent aussi la décision des dames de la cour d' amour de Pierrefeu et de Signe. En plusieurs endroits des vies des poëtes provençaux, il parle des cours d' amour et des dames qui les présidaient. (2: Voy. p. 26, 45, 61, 131, 168, 174, etc.) 

(1) E ieu volrai per mi al jugjament

L' onrat castel de Sinha...

Giraud et Peyronet: Peronet d' una.


(Voisin: Le Castellet: Ses habitants sont les Castellans et Castellanes : Catalans et Catalanes)

Cette cour d' amour est appelée la cour d' amour de Pierrefeu et de Signe. Il est vraisemblable qu' elle s' assemblait tantôt dans le château de Pierrefeu, tantôt dans celui de Signe. Ces deux pays sont très voisins l' un de l' autre, et à une distance à-peu-près égale de Toulon et de Brignoles. Un autre troubadour, Rambaud d' Orange, parle de la distance d' Aix à Signe (*: Dans sa pièce: En aital.)

Pierrefeu, cour d' amour

Mossot

Au sujet de Perceval Doria, il dit qu' une question débattue entre lui et Lanfranc Cigalla fut d' abord soumise à la cour de Signe et de Pierrefeu; mais que les deux poëtes, n' étant pas satisfaits de l' arrêt rendu par cette cour, s' adressèrent à la cour d' amour des dames de Romanin.

(1: Et, parmi les dames qui y siégeaient, il nomme:

Phanette des Gantelmes, dame de Romanin,

La marquise de Malespine,

La marquise de Saluces,

Clarette, dame de Baulx,

Laurette de Sainct Laurens,

Cécille Rascasse, dame de Caromb,

Hugonne de Sabran, fille du comte de Forcalquier,

Héleine, dame de Mont-Pahon,

Ysabelle des Borrilhons, dame d' Aix,

Ursyne des Ursières, dame de Montpellier,

Alaette de Meolhon, dame de Curban,

Elys, dame de Meyrarques.

Nostradamus, p. 131.)

Et dans la vie de Bertrand d' Allamanon, il dit: 

“Ce troubadour fut amoureux de Phanette ou Estephanette de Romanin, dame dudict lieu, de la mayson des Gantelmes, qui tenoit de son temps cour d' amour ouverte et planière en son chasteau de Romanin, prez la ville de Sainct Remy en Provence, tante de Laurette d' Avignon, de la mayson de Sado, tant célébrée par le poëte Pétrarque.”

Marcabrus, Marcabru, troubadour

Dans la vie de Marcabrus, il assure que la mère de ce troubadour, “laquelle estoit docte et savante aux bonnes lettres, et la plus fameuse poëte en nostre langue provensalle, et ès autres langues vulgaires, autant qu' on eust peu desirer, tenoit cour d' amour ouverte en Avignon, où se trouvoyent tous les poëtes, gentilshommes, et gentilsfemmes du pays, pour ouyr les diffinitions des questions et tensons d' amours qui y estoyent proposées et envoyées par les seigneurs et dames de toutes les marches et contrées de l' environ.” 

Enfin, à l' article de Laurette et de Phanette, on lit que Laurette de Sade, célébrée par Pétrarque, vivait à Avignon vers l' an 1341, et qu' elle fut instruite par Phanette de Gantelmes sa tante, dame de Romanin; que “toutes deux romansoyent promptement en toute sorte de rithme provensalle, suyvant ce qu' en a escrit le monge des Isles d' Or, (N. E. Véase F. Mistral, Isclo d' Or) les œuvres desquelles rendent ample tesmoignage de leur doctrine;... Il est vray (dict le monge) que Phanette ou Estephanette, comme très excellente en la poésie, avoit une fureur ou inspiration divine, laquelle fureur estoit estimée un vray don de Dieu; elles estoyent accompagnées de plusieurs... dames illustres et généreuses (1) de Provence qui fleurissoyent de ce temps en Avignon, lorsque la cour romaine y résidoit, qui s' adonnoyent à l' estude des lettres tenans cour d' amour ouverte et y deffinissoyent les questions d' amour qui y estoyent proposées et envoyées...

(1) “Jehanne, dame de Baulx,

Huguette de Forcalquier, dame de Trects,

Briande d' Agoult, comtesse de la Lune,

Mabille de Villeneufve, dame de Vence,

Béatrix d' Agoult, dame de Sault,

Ysoarde de Roquefueilh, dame d' Ansoys,

Anne, vicomtesse de Tallard,

Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour,

Doulce de Monstiers, dame de Clumane,

Antonette de Cadenet, dame de Lambesc,

Magdalène de Sallon, dame dudict lieu,

Rixende de Puyverd, dame de Trans.”

Nostradamus, p. 217.

Guillen et Pierre Balbz et Loys des Lascaris, comtes de Vintimille, de Tende et de la Brigue, personnages de grand renom, estans venus de ce temps en Avignon visiter Innocent VI du nom, pape, furent ouyr les deffinitions et sentences d' amour prononcées par ces dames; lesquels esmerveillez et ravis de leurs beaultés et savoir furent surpris de leur amour.”

Les preuves diverses et multipliées que j' ai rassemblées ne laisseront plus le moindre doute sur l' existence ancienne et prolongée des cours d' amour.

On les voit exercer leur juridiction, soit au nord, soit au midi de la France, depuis le milieu du douzième siècle, jusques après le quatorzième.

Je dois ne pas omettre un usage qui se rattache à l' existence de ces tribunaux, et qui la confirmerait encore, si de nouvelles preuves pouvaient être nécessaires.

Lorsque les troubadours n' étaient pas à portée d' une cour d' amour, ou lorsqu' ils croyaient rendre un hommage agréable aux dames, en les choisissant pour juger les questions galantes, ils nommaient à la fin des tensons les dames qui devaient prononcer, et qui formaient un tribunal d' arbitrage, une cour d' amour spéciale.

Ainsi dans une tenson entre Prévost et Savari de Mauléon, ces troubadours nomment trois dames pour juger la question agitée: Guillemette de Benaut, Marie de Ventadour, et la dame de Montferrat.

Plusieurs autres tensons donnent les noms de dames arbitres que choisissent les troubadours. (1: Voici les noms de quelques autres dames arbitres qui se trouvent indiqués dans différentes tensons:

Azalais et la dame Conja; tenson de Guillaume de la Tour avec Sordel: Us amicx.

Guillaumine de Toulon et Cécile; tensons de Guionet avec Rambaud: 

En Rambaut.

Béatrix d' Est et Émilie de Ravenne; tenson d' Aimeri de Peguilain et d' Albertet: N Albertetz.

La Comtesse de Savoye; tenson de Guillaume avec Arnaud: Senher Arnaut.

Marie d' Aumale; tenson d' Albertet avec Pierre: Peire dui.)

Assez souvent des chevaliers étaient associés aux dames, pour prononcer sur les questions débattues dans les tensons.

Gaucelm Faidit et Hugues de la Bachélerie soumettent la décision à Marie de Ventadour et au Dauphin. (2: Tenson: N Ugo la Bacalaria.)

Enfin, le jugement des tensons est quelquefois déféré seulement à des seigneurs, à des troubadours, et même à un seul.

Estève et son interlocuteur choisissent les seigneurs Ebles et Jean. (3: Tenson: Dui Cavayer.)

Gaucelm Faidit et Perdigon s' en rapportent au dauphin d' Auvergne seul. (1: Tenson: Perdigons vostre sen.)

Le dauphin d' Auvergne et Perdigon choisissent le troubadour Gaucelm Faidit pour juge. (2: Tenson: Perdigons ses vassalatge.)

Ces juridictions arbitrales, ces tribunaux de convention, m' ont paru se lier étroitement aux tribunaux suprêmes des cours d' amour; j' aurais cru mon travail incomplet, si je n' en avais fait mention.

J' examine maintenant la composition des cours d' amour, et les formes qu' on y observait.

Composition des cours d' amour, formes qu' on y observait.

André le chapelain ne donne aucun détail sur la composition des cours de la reine Éléonore, de la comtesse de Narbonne, et de la comtesse de Flandres.

Mais l' arrêt de la cour des dames de Gascogne, porte:

“La cour des dames, assemblée en Gascogne, a établi, du consentement de TOUTE LA COUR, cette a constitution perpétuelle, etc.” (3: “Dominarum ergo curiâ in Vasconiâ congregatâ, de totius curiæ assensu, perpetuâ fuit constitutione firmatum ut etc.” Fol. 94.)

Ces expressions annoncent que cette cour était composée d' un grand nombre de dames.

Je trouve, au sujet de la cour de la comtesse de Champagne, deux renseignements très précieux. Dans l' arrêt de 1174, elle dit:

“Ce jugement, que nous avons porté avec une extrême prudence, et appuyé de l' avis d' un Très grand nombre de dames.” (1: 

“Hoc ergo nostrum judicium, cum nimiâ moderatione prolatum et aliarum quam plurimarum dominarum consilio roboratum.” Fol. 56.) 

Dans un autre jugement, on lit: “Le chevalier, pour la fraude qui lui avait été faite, dénonça toute cette affaire à la comtesse de Champagne, et demanda humblement que ce délit fût soumis au jugement de la comtesse de Champagne et des autres dames.

La comtesse ayant appelé autour d' elle soixante dames, rendit ce jugement.” (2: miles autem, pro fraude sibi factâ commotus, campaniæ comitissæ totam negotii seriem indicavit, et de ipsius et aliarum judicio dominarum nefas prædictum postulavit humiliter judicari; et ejusdem comitissæ ipse fraudulentus arbitrium collaudavit: comitissa vero, sexagenario sibi accersito numero dominarum, rem tali judicio diffinivit.” Fol. 96.)

Nostradamus nomme un nombre assez considérable de dames qui siégeaient dans les cours de Provence, dix à Signe et à Pierrefeu, douze à Romanin, quatorze à Avignon. (1: Fontanini, Della eloquenza italiana, p. 120, a cru que dans ces vers du 188° sonnet de Pétrarque,

Dodici donne honestamente lasse

Anzi dodici stelle, e 'n mezzo un sole

Vidi in una barchetta, etc.

ce poëte a fait allusion aux dames de la cour d' amour d' Avignon. 

La conjecture de Fontanini n' est fondée que sur le nombre de douze, qui est celui des dames de cette cour nommées par Nostradamus, ainsi qu' on l' a vu page XCV; mais à ces douze dames se joignaient Laure et la dame de Romanin, sa tante. Nostradamus le dit expressément; on doit donc rejeter la conjecture de Fontanini, fondée sur ce nombre de douze.)

André le chapelain rapporte que le code d' amour avait été publié par une cour composée d' un grand nombre de dames et de chevaliers.

Des chevaliers siégeaient par-fois dans les cours d' amour établies à Pierrefeu, Signe, et Avignon.

Un seigneur, auquel s' était adressé Guillaume de Bergedan, prononce de l' avis de son conseil. (2: Guillaume de Bergedan: Amicx Senher.)

Un prince, consulté sur une question contenue dans une tenson, prononce aussi de l' avis de son conseil. (3: Voyez ci-après p. 188.)

Quant à la manière dont on procédait devant ces tribunaux, il paraît que par-fois les parties comparaissaient et plaidaient leurs causes, et que souvent les cours prononçaient sur les questions exposées dans les suppliques, ou débattues dans les tensons.

André le chapelain nous a conservé la supplique qui avait été adressée à la comtesse de Champagne, lorsqu' elle décida cette question: 

“Le véritable amour peut-il exister entre époux?” 

(1: Illustri feminæ ac sapienti M. Campaniæ comitissæ F. mulier et P. comes salutem et gaudia multa.” 

Après avoir exposé la question, ils terminent ainsi leur requête: “Excellentiæ vestræ instantissimè judicium imploramus et animi pleno desideramus affectu, præsenti vobis devotissimè supplicantes affatu, ut hujus negotii pro nobis frequens vos sollicitudo detentet, vestræque prudentiæ justum super hoc procedat arbitrium nullâ temporis dilatione judicium prorogante.” Fol. 55.

On trouve aussi dans son ouvrage, qu' un chevalier ayant dénoncé un coupable à cette cour, celui-ci agréa le tribunal. (2: Fol. 96.)

Il paraît, qu' en certaines circonstances, les cours d' amour faisaient des réglements généraux. On a vu que la cour de Gascogne, du consentement de toutes les dames qui y siégeaient, ordonna que son jugement serait observé comme constitution perpétuelle, et que les dames qui n' y obéiraient pas, encourraient l' inimitié de toute dame honnête. (3: Fol. 97.)

Lorsque le code amoureux, donné par le roi d' amour, fut adopté et promulgué, la cour, composée de dames et de chevaliers, enjoignit à tous les amants de l' observer exactement, sous les peines portées par son arrêt. (1: Fol. 103.).

Il est permis de croire que les jugements déja prononcés par des cours d' amour faisaient jurisprudence; les autres cours s' y conformaient, lorsque les mêmes questions se présentaient de nouveau.

On verra bientôt que la reine Éléonore motive en ces termes un jugement:

“Nous n' osons contredire l' arrêt de la comtesse de Champagne, qui a déja prononcé sur une semblable question; nous approuvons donc (2), etc.” (2) “Huic autem negotio taliter regina respondit: Comitissæ Campaniæ obviare sententiæ non audemus quæ firmo judicio diffinivit non posse inter conjugatos amorem suas extendere vires; ideòque laudamus ut prænarrata mulier pollicitum præstet amorem.”  Fol. 96.

Un exemple remarquable nous apprend que les parties appelaient des jugements des cours d' amour à d' autres tribunaux.

L' ancien biographe des poëtes provençaux rapporte que deux troubadours, Simon Doria, et Lanfranc Cigalla, agitèrent la question: 

“Qui est plus digne d' être aimé, ou celui qui donne libéralement, ou celui qui donne malgré soi, afin de passer pour libéral?”

Elle fut soumise aux dames de la cour d' amour de Pierrefeu et de Signe, et ces deux contendants ayant, l' un et l' autre, été mécontents du jugement, recoururent à la cour souveraine d' amour des dames de Romanin. (1)

En lisant les divers jugements que je rapporterai bientôt, on se convaincra que leur rédaction est conforme à celle des tribunaux judiciaires de l' époque.

Enfin, une circonstance très remarquable, qu' il n' est point permis d' omettre au sujet des arrêts rendus par les différentes cours d' amour, c' est que presque tous ces arrêts contiennent les motifs, dont quelques-uns sont fondés sur les règles du code d' amour.


Matières traitées dans les cours d' amour.


Avant de citer les exemples qui indiqueront suffisamment quelles questions étaient soumises au jugement des cours d' amour, il est indispensable de rapporter les principales dispositions du code amoureux, qui se trouve en entier dans l' ouvrage d' André le chapelain, attendu que ces tribunaux me paraissent s' y être conformés dans leurs décisions.
L' auteur expose de quelle manière le code d' amour fut apporté par un chevalier breton, et publié par la cour des dames et des chevaliers, à l' effet d' être la loi de tous les amants.
Un chevalier breton s' était enfoncé seul dans une forêt, espérant y rencontrer Artus; il trouva bientôt une demoiselle, qui lui dit:
“Je sais ce que vous cherchez; vous ne le trouverez qu' avec mon secours; vous avez requis d' amour une dame bretonne, et elle exige de vous, que vous lui apportiez le célèbre faucon qui repose sur une perche dans la cour d' Artus. Pour obtenir ce faucon, il faut prouver, par le succès d' un combat, que cette dame est plus belle qu' aucune des dames aimées par les chevaliers qui sont dans cette cour.”
Après beaucoup d' aventures romanesques, il trouva le faucon sur une perche d' or, à l' entrée du palais et il s' en saisit; une petite chaîne d' or tenait suspendu à la perche un papier écrit: c' était le code amoureux que le chevalier devait prendre et faire connaître, de la part du roi d' amour, s' il voulait emporter paisiblement le faucon.
Ce code ayant été présenté à la cour, composée d' un grand nombre de dames et de chevaliers, cette cour entière en adopta les règles, et ordonna qu' elles seraient fidèlement observées à perpétuité, sous des peines graves. Toutes les personnes qui avaient été appelées et avaient assisté à cette cour, rapportèrent ce code avec elles, et le firent connaître aux amants, dans les diverses parties du monde. Le code contient trente-un articles; je traduis les plus remarquables:
“Le mariage n' est pas une excuse légitime contre l' amour.
Qui ne sait celer, ne peut aimer.
Personne ne peut avoir à-la-fois deux attachements.
L' amour doit toujours ou augmenter ou diminuer.
Il n' y a pas de saveur aux plaisirs qu' un amant dérobe à l' autre, sans son consentement.
En amour, l' amant qui survit à l' autre est tenu de garder viduité pendant deux ans.
L' amour a coutume de ne pas loger dans la maison de l' avarice.
La facilité de la jouissance en diminue le prix, et la difficulté l' augmente.
Une fois que l' amour diminue, il finit bientôt; rarement il reprend des forces.
Le véritable amant est toujours timide.
Rien n' empêche qu' une femme ne soit aimée de deux hommes, ni qu' un homme ne soit aimé de deux femmes.” (1:
1 Causa conjugii ab amore non est excusatio recta.
2 Qui non celat amare non potest.
3 Nemo duplici potest amore ligari.
4 Semper amorem minui vel crescere constat.
5 Non est sapidum quod amans ab invito sumit amante.
6 Masculus non solet nisi in plenâ pubertate amare.
7 Biennalis viduitas pro amante defuncto superstiti præscribitur amanti.
8 Nemo, sine rationis excessu, suo debet amore privari.
9 Amare nemo potest, nisi qui amoris suasione compellitur.
10 Amor semper ab avaritiæ consuevit domiciliis exulare.
11 Non decet amare quarum pudor est nuptias affectare.
12 Verus amans alterius nisi suæ coamantis ex affectu non cupit amplexus.
13 Amor raro consuevit durare vulgatus.
14 Facilis perceptio contemptibilem reddit amorem, difficilis eum carum facit haberi.
15 Omnis consuevit amans in coamantis aspectu pallescere.
16 In repentinâ coamantis visione, cor tremescit amantis.
17 Novus amor veterem compellit abire.
18 Probitas sola quemcumque dignum facit amore.
19 Si amor minuatur, citò deficit et rarò convalescit.
20 Amorosus semper est timorosus.
21 Ex verâ zelotypiâ affectus semper crescit amandi.
22 De coamante suspicione perceptâ zelus interea et affectus crescit amandi.
23 Minus dormit et edit quem amoris cogitatio vexat.
24 Quilibet amantis actus in coamantis cogitatione finitur.
25 Verus amans nichil beatum credit, nisi quod cogitat amanti placere.
26 Amor nichil posset amori denegare.
27 Amans coamantis solatiis satiari non potest.
28 Modica præsumptio cogit amantem de coamante suspicari sinistra.
29 Non solet amare quem nimia voluptatis abundantia vexat.
30 Verus amans assiduâ, sine intermissione, coamantis imagine detinetur.
31 Unam feminam nichil prohibet a duobus amari et a duabus mulieribus unum.” Fol 103.)

Parmi les jugements dont je donnerai bientôt la notice, on verra que l' une des parties cite l' article qui prescrit à l' amant survivant une viduité de deux ans; on remarquera aussi l' application du principe, que le mariage n' exclut pas l' amour; dans les motifs de l' un de ses jugements, la comtesse de Champagne cite la règle: “Qui ne sait celer ne peut aimer.” Les troubadours parlent quelquefois du Droit d' amour;
Dans le jugement rendu par un seigneur, et que rapporte Guillaume de Bergedan, on trouve ces expressions Selon la coutume d' amour. (1: Segon costum d' amor.
Guillaume de Bergedan: De far un jutjamen.)
J' indiquerai divers jugements rendus par les cours ou tribunaux d' amour. C' est le moyen le plus facile et le plus exact de faire connaître les matières qui y étaient traitées.
Question: “Le véritable amour peut-il exister entre personnes mariées?” (2: “Utrum inter conjugatos amor possit habere locum?
Dicimus enim et stabilito tenore firmamus amorem non posse inter duos jugales suas extendere vires, nam amantes sibi invicem gratis omnia largiuntur, nullius necessitatis ratione cogente; jugales vero mutuis tenentur ex debito voluntatibus obedire et in nullo seipsos sibi ad invicem denegare...
Hoc igitur nostrum judicium, cum nimiâ moderatione prolatum, et aliarum quamplurium dominarum consilio roboratum, pro indubitabili vobis sit ac veritate constanti.
Ab anno M. C. LXXIV, tertio kalend. maii, indictione VII.” Fol. 56.)
Jugement de la comtesse de Champagne: “Nous disons et assurons, par la teneur des présentes, que l' amour ne peut étendre ses droits sur deux personnes mariées. En effet, les amants s' accordent tout, mutuellement et gratuitement, sans être contraints par aucun motif de nécessité, tan dis que les époux sont tenus par devoir de subir réciproquement leurs volontés, et de ne se refuser rien les uns aux autres. (1).
Que ce jugement, que nous avons rendu avec une extrême prudence, et d' après l' avis d' un grand nombre d' autres dames, soit pour vous d' une vérité constante et irréfragable. Ainsi jugé, l' an 1174, le 3e jour des kalendes de mai, indiction VIIe.”
Question: “Est-ce entre amants ou entre époux qu' existent la plus grande affection, le plus vif attachement?”
Jugement d' Ermengarde, vicomtesse de Narbonne:
“L' attachement des époux, et la tendre affection des amants, sont des sentiments de nature et de mœurs tout-à-fait différentes. Il ne peut donc être établi une juste comparaison, entre des objets qui n' ont pas entre eux de ressemblance et de rapport.” (2)
(1) Ce jugement est conforme à la première règle du code d' amour: “Causa conjugii non est ab amore excusatio recta.”
(2) Quidam ergo ab eâdem dominâ postulavit ut ei faceret manifestum ubi major sit dilectionis affectus, an inter amantes, an inter conjugatos? cui eadem domina philosophicâ consideratione respondit. Ait enim: maritalis affectus et coamantium vera dilectio penitus judicantur esse diversa; et ex moribus omnino differentibus suam sumunt originem; et ideò inventio ipsius sermonis æquivoca actus comparationis excludit, et sub diversis facit eam speciebus adjungi. Cessat enim collatio comparandi, per magis et minus, inter res equivocè sumptas, si ad actionem cujus respectu dicuntur æquivoca comparatio referatur.”
Fol. 94.

Question: “Une demoiselle, attachée à un chevalier, par un amour convenable, s' est ensuite mariée avec un autre; est-elle en droit de repousser son ancien amant, et de lui refuser ses bontés accoutumées?”
Jugement d' Ermengarde, vicomtesse de Narbonne:
“La survenance du lien marital n' exclut pas de droit le premier attachement, à moins que la dame ne renonce entièrement à l' amour, et ne déclare y renoncer à jamais.”
(1: “Cum domina quædam, sive puella, idoneo satis copularetur amori, honorabili post modum conjugio sociata, suum coamantem subterfugit amare, et solita sibi penitus solatia negat.
Sed hujus mulieris improbitas Mingardæ Nerbonensis dominæ taliter dictis arguitur: Nova superveniens fœderatio maritalis rectè priorem non excludit amorem, nisi fortè mulier omni penitus desinat amori vacare et ulterius amare nullatenùs disponat.” Fol. 94.)

Question: “Un chevalier était épris d' une dame qui avait déja un engagement; mais elle lui promit ses bontés, s' il arrivait jamais qu' elle fût privée de l' amour de son amant. Peu de temps après, la dame et son amant se marièrent. Le chevalier requit d' amour la nouvelle épouse; celle-ci résista, prétendant qu' elle n' était pas privée de l' amour de son amant.”
Jugement. Cette affaire ayant été portée devant la reine Éléonore, elle répondit: “Nous n' osons contredire l' arrêt de la comtesse de Champagne, qui, par un jugement solennel, a prononcé que le véritable amour ne peut exister entre époux. Nous approuvons donc que la dame susnommée accorde l' amour qu' elle a promis.”
(1: Dum miles quidam mulieris cujusdam ligaretur amore, quæ amori alterius erat obligata, taliter ab eâ spem est consecutus amoris, quod si quando contingeret eam sui coamantis amore frustrari, tunc præfato militi sine dubio suum largiretur amorem. Post modici autem temporis lapsum, mulier jam dicta in uxorem se præbuit amatori. Miles verò præfatus spei sibi largitæ fructum postulat exhiberi. Mulier autem penitus contradicit asserens se sui coamantis non esse amore frustratam. Huic autem negotio regina respondit: Comitissæ Campaniæ obviare sententiæ non audemus, quæ firmo judicio diffinivit non posse inter conjugatos amorem suas extendere vires, ideòque laudamus ut prænarrata mulier pollicitum præstet amorem.” Fol. 96.)

Question: “Une dame, jadis mariée, est aujourd'hui séparée de son époux, par l' effet du divorce. Celui qui avait été son époux lui demande avec instance son amour.”
Jugement. La vicomtesse de Narbonne prononce:
“L' amour entre ceux qui ont été unis par le lien conjugal, s' ils sont ensuite séparés, de quelque manière que ce soit, n' est pas réputé coupable; il est même honnête.” (1: “Mulierem quamdam quæ primo fuerat uxor et nunc a viro manet, divortio interveniente, disjuncta; qui maritus fuerat ad suum instanter invitat amorem. Cui domina præfata respondit: Si aliqui fuerint qualicumque nuptiali fœdere copulati et post modum quocumque modo reperiantur esse divisi, inter eos haud nefandum at verecundum judicamus amorem.” Fol. 94.)

Question: “Une dame avait imposé à son amant la condition expresse de ne la jamais louer en public. Un jour il se trouva dans une compagnie de dames et de chevaliers, où l' on parla mal de sa belle; d' abord il se contint, mais enfin il ne put résister au desir de venger l' honneur, et de défendre la renommée de son amante. Celle-ci prétend qu' il a justement perdu ses bonnes graces, pour avoir contrevenu à la condition qui lui avait été imposée.”
Jugement de la comtesse de Champagne: “La dame a été trop sévère en ses commandements; la condition exigée était illicite; on ne peut faire un reproche à l' amant qui cède à la nécessité de repousser les traits de la calomnie, lancés contre sa dame.” (2: Illi mulier incontinenti mandavit ut ulterius pro suo non laboraret amore, nec de eâ inter aliquos auderet laudes referre... Sed cum die quâdam præfatus amator in quarumdam dominarum cum aliis militibus resideret aspectu, suos audiebat commilitones de suâ dominâ turpia valdè loquentes... qui cum graviter primitus sustineret in animo amator, et eos in prædictæ dominæ famæ detrahendo diutius cerneret immorari, in sermonis increpatione asperè contrà eos invehitur; et eos viriliter cœpit de maledictis arguere et suæ dominæ deffendere famam. Cum istud autem prefatæ dominæ devenisset ad aures, eum suo dicit penitus amore privandum, quia, ejus insistendo laudibus, contra ejus mandata venisset. Hunc autem articulum Campaniæ comitissa suo taliter judicio explicavit... Talis domina nimis fuit in suo mandato severa... Cum eum sibi sponsione ligavit... Nec enim in aliquo dictus peccavit amator, si suæ dominæ blasphematores justâ correctione sit coactus arguere... Injustè videtur mulier tali eum ligasse mandato.” Fol. 92.

Question: “Un amant heureux avait demandé à sa dame la permission de porter ses hommages à une autre; il y fut autorisé, et il cessa d' avoir pour son ancienne amie les empressements accoutumés. Après un mois, il revint à elle, protestant qu' il n' avait ni pris, ni voulu prendre aucune liberté avec l' autre, et qu' il avait seulement desiré de mettre à l' épreuve la constance de son amie. Celle-ci le priva de son amour, sur le motif qu' il s' en était rendu indigne, en sollicitant et en acceptant cette permission.”
Jugement de la reine Éléonore: “Telle est la nature de l' amour! Souvent des amants feignent de souhaiter d' autres engagements, afin de s' assurer toujours plus de la fidélité et de la constance de la personne aimée. C' est offenser les droits des amants que de refuser, sous un pareil prétexte, ou ses embrassements, ou sa tendresse, à moins qu' on n' ait acquis d' ailleurs la certitude qu' un amant a manqué à ses devoirs et violé la foi promise. (1: Quidam alius cum optimi amoris frueretur amplexu, a suo petiit amore licentiam, ut alterius mulieris sibi liceat potiri amplexibus; qui, tali acceptâ licentiâ, recessit, et diutius quam consueverat, à prioris dominæ cessavit solatiis; post verò mensem elapsum, ad priorem dominam rediit amator, dicens se nulla cum aliâ dominâ solatia præsumpsisse nec sumere voluisse, sed suæ coamantis voluisse probare constantiam. Mulier autem eum quasi indignum a suo repellit amore, dicens ad amoris sufficere privationem talis postulata licentia et impetrata.
Huic autem mulieri reginæ Alinoriæ videtur obviare sententiam, quæ super hoc negotio sic respondit; ait enim: Ex amoris quippe cognoscimus procedere naturâ ut falsâ coamantes sæpè simulatione confingant se amplexus exoptare novitios, quò magis valeant fidem et constantiam percipere coamantis; ipsius ergo naturam offendit amoris qui suo coamanti propter hoc retardat amplexus, vel eum recusat amare, nisi evidenter agnoverit fidem præceptam sibi a coamante confractam.”
Fol. 92.)

Question: “L' amant d' une dame était parti depuis long-temps pour une expédition outre mer; elle ne se flattait plus de son prochain retour, et même on en désespérait généralement: c' est pourquoi elle chercha à faire un nouvel amant. Un secrétaire de l' absent mit opposition, et accusa la dame d' être infidèle. Les moyens de la dame furent ainsi proposés: puisque après deux ans, depuis qu' elle est veuve de son amant, la femme est quitte de son premier amour, et peut céder à un nouvel attachement (1), à plus forte raison a-t-elle, après longues années, le droit de remplacer un amant absent, qui, par aucun écrit, par aucun message, n' a consolé, n' a réjoui sa dame, sur-tout lorsque les occasions ont été faciles et fréquentes.”
(1) On trouve dans le code amoureux cette règle: “Biennalis viduitas pro amante defuncto superstiti præscribitur amanti.”
Cette affaire donna lieu à de longs débats de part (d' un) et d' autre, et elle fut soumise à la cour de la comtesse de Champagne.
Jugement: “Une dame n' est pas en droit de renoncer à son amant, sous le prétexte de sa longue absence, à moins qu' elle n' ait la preuve certaine que lui-même a violé sa foi, et a manqué à ses devoirs; mais ce n' est pas un motif légitime que l' absence de l' amant par nécessité, et pour une cause honorable. Rien ne doit plus flatter une dame que d' apprendre des lieux les plus éloignés que son amant acquiert de la gloire, et est considéré dans les assemblées des grands. La circonstance qu' il n' a envoyé ni lettre ni message, peut s' expliquer comme l' effet d' une extrême prudence; il n' aura pas voulu confier son secret à un étranger, ou il aura craint que, s' il envoyait des lettres, sans mettre le messager dans la confidence, les mystères de l' amour ne fussent facilement révélés, soit par l' infidélité du messager, soit par l' évènement de sa mort dans le cours même du voyage.” (1:
“Quædam domina, cum ejus amator in ultrà marinâ diutius expeditione maneret, nec de ipsius propinquâ reditione confideret, sed quasi ab omnibus ejus desperaretur adventus, alterum sibi quærit amantem. Quidam verò secretarius prioris amantis nimium condolens de mulieris fide subversâ, novum sibi contradicit amorem. Cujus mulier nolens assentire consilio, tali se deffensione tuetur. Ait nam: Si feminæ quæ morte viduatur amantis, licuit post biennii metas amare, multo magis eidem mulieri licere, quæ vivo viduatur amante et quæ nullius nuncii vel scripturæ ab amante transmissæ potuit à longo tempore visitatione gaudere, maximè ubi non deerat copia nunciorum.
Cum super hoc ergo negotio longâ esset utrinque assertatione certatum, in arbitrio Campaniæ comitissæ conveniunt, quæ hoc quidem certamen tali judicio diffinivit:
Non rectè agit amatrix, si, pro amantis absentiâ longâ, suum derelinquat amantem, nisi penitus ipsum in suo defecisse amore vel amantium fregisse fidem manifestè cognoscat. Quando scilicet amator abest necessitate cogente, vel quando est ejus absentia ex caussâ dignissimâ laudis. Nichil enim majus gaudium in amatricis debet animo concitare quam si à remotis partibus laudes de coamante percipiat vel si ipsum in honorabilibus magnatum cœtibus laudabiliter immorari cognoscat. Nam quod litterarum vel nunciorum visitatione abstinuisse narratur, magnæ sibi potest prudentiæ reputari, cum nulli extraneo ei liceat hoc aperire secretum. Nam si litteras emisisset quarum tenor esset portatori celatus, nuntii tamen pravitate, vel, eodem in itinere, mortis eventu sublato, facilè possent amoris arcana diffundi.” Fol. 95.)

Question: “Un chevalier requérait d' amour une dame dont il ne pouvait vaincre les refus. Il envoya quelques présents honnêtes que la dame accepta avec autant de bonne grace que d' empressement; cependant elle ne diminua rien de sa sévérité accoutumée envers le chevalier, qui se plaignit d' avoir été trompé par un faux espoir que la dame lui avait donné, en acceptant les présents.”
Jugement de la reine Éléonore:
“Il faut, ou qu' une femme refuse les dons qu' on lui offre, dans les vues d' amour, ou qu' elle compense ces présents, ou qu' elle supporte patiemment d' être mise dans le rang des vénales courtisannes.” (1: Miles quidam dum cujusdam dominæ postularet amorem, et ipsum domina penitùs renueret amare, miles donaria quædam satis decentia contulit, et oblata mulier alacri vultu et avidâ mente suscepit. Post modum verò in amore nullatenus mansuescit; sed peremptoriâ sibi negatione respondet. Conqueritur miles quasi mulier amore congruentia suscipiendo munuscula spem sibi dedisset amoris, quam ei sine causâ conatur aufferre.
Hiis autem taliter regina respondit: Aut mulier munuscula intuitu amoris oblata recuset, aut suscepta munera compenset amoris, aut meretricum patienter sustineat cœtibus aggregari.” Fol. 97.)

Question: “Un amant, déja lié par un attachement convenable, requit d' amour une dame, comme s' il n' eût pas promis sa foi à une autre; il fut heureux; dégoûté de son bonheur, il revint à sa première amante, et chercha querelle à la seconde. Comment cet infidèle doit-il être puni?
Jugement de la comtesse de Flandres:
“Ce méchant doit être privé des bontés des deux dames; aucune femme honnête ne peut plus lui accorder de l' amour.” (1: Quidam, satis idoneo copulatus amori, alterius dominæ instantissimè petit amorem, quasi alterius mulieris cujuslibet destitutus amore, qui etiam sui juxtà desideria cordis plenariè consequitur quod multâ sermonis instantiâ postulabat; hinc autem, fructu laboris assumpto, prioris dominæ requirit amplexus, et secundæ tergiversatur amanti.
Quæ ergo super hoc viro nefando procedet vindicta?
In hâc quidem re comitissæ Flandrensis emanavit sententia talis:
Vir iste, qui tantâ fuit fraudis machinatione versatus, utriusque meretur amore privari, et nullius probæ feminæ debet ulterius amore gaudere.”
Fol. 94.)

Question: “Un chevalier aimait une dame, et comme il n' avait pas souvent l' occasion de lui parler, il convint avec elle que, par l' entremise d' un secrétaire, ils se communiqueraient leurs voeux; ce moyen leur procurait l' avantage de pouvoir toujours aimer avec mystère. Mais le secrétaire, manquant aux devoirs de la confiance, ne parla plus que pour lui-même; il fut écouté favorablement. Le chevalier dénonça cette affaire à la comtesse de Champagne, et demanda humblement que ce délit fût jugé par elle et par les autres dames; l' accusé lui-même agréa le tribunal.”
La comtesse, ayant convoqué auprès d' elle soixante dames, prononça ce jugement:
“Que cet amant fourbe, qui a rencontré une femme digne de lui, jouisse, s' il le veut, de plaisirs si mal acquis, puisqu' elle n' a pas eu honte de consentir à un tel crime; mais que tous les deux soient, à perpétuité, exclus de l' amour de toute autre personne; que ni l' un, ni l' autre, ne soient désormais appelés à des assemblées de dames, à des cours de chevaliers, parce que l' amant a violé la foi de la chevalerie, et que la dame a violé les principes de la pudeur féminine, lorsqu' elle s' est abaissée jusqu' à l' amour d' un secrétaire.” (1:
Miles quidam, dum pro cujusdam dominæ laboraret amore, et ei non esset penitus oportunitas copiosa loquendi, secretarium sibi quemdam in hoc facto, de consensu mulieris adhibuit, quo mediante, uterque alterius vicissim facilius valeat agnoscere voluntatem, et sua ei secretius indicare et per quem etiam amor occultius inter eos possit perpetuò gubernari. Qui secretarius, officio legationis assumpto, sociali fide confractâ, amantis sibi nomen assumpsit, ac pro se ipso tantum cœpit esse sollicitus. Cujus præfata domina cœpit inurbanè fraudibus assentire, sic tandem cum ipso complevit amorem et ejus universa vota peregit. Miles autem, pro fraude sibi factâ commotus, Campaniæ comitissæ totam negotii seriem indicavit, et dùm ipsius et aliarum dominarum nefas prædictum postulavit humiliter judicari, et ejusdem comitissæ ipse fraudulentus arbitrium collaudavit. Comitissa verò, sexagenario sibi accersito numero dominarum, rem tali judicio diffinivit:
Amator iste dolosus, qui suis meritis dignam reperit mulierem, quæ tanto non erubuit facinori assentire, male acquisito fruatur amplexu, si placet, et ipsa tali dignè fruatur amico; uterque tamen in perpetuum, a cujuslibet alterius personæ maneat segregatus amore, et neuter eorum ad dominarum cœtus vel militum curias ulterius convocetur, quia et ipse contra militaris ordinis fidem commisit, et illa turpiter, et contra dominarum pudorem, in secretarii consensit amorem.” Fol. 96.

Question: “Un chevalier divulgue honteusement des secrets et des intimités d' amour. Tous ceux qui composent la milice d' amour demandent souvent que de pareils délits soient vengés, de peur que l' impunité ne rende l' exemple contagieux.”
Jugement. La décision unanime de toute la cour des dames de Gascogne, établit en constitution perpétuelle: “Le coupable sera désormais frustré de toute espérance d' amour; il sera méprisé et méprisable dans toute cour de dames et de chevaliers; et si quelque dame a l' audace de violer ce statut, qu' elle encoure à jamais l' inimitié de toute honnête femme.” (1: “Secretarius quidam intima turpiter et secreta vulgavit amoris. Cujus excessus omnes in castris militantes amoris postulant severissimè vindicari, ne tantæ prævaricationes vel proditoris exemplum, impunitatis indè sumptâ occasione, valeat in alios derivari. Dominarum ergo in Vasconiâ congregatâ de totius curiæ voluntatis assensu perpetuâ fuit constitutione firmatum, ut ulterius omni amoris spe frustratus existat, et in omni dominarum sive militum curiâ contumeliosus cunctis ac contemptibilis perseveret. Si verò aliqua mulier dominarum fuerit ausa temerare statuta, suum ei puta largiendo amorem, eidem semper maneat obnoxiæ pœnæ et omni probe feminæ maneat exinde penitus inimica.” Fol. 97.)

Il me reste à indiquer des jugements rendus par les cours d' amour établies en Provence, et par les arbitres dont les troubadours convenaient dans leurs tensons.
L' historien des poëtes provençaux fait mention de diverses questions soumises aux cours de Provence.
Dans une tenson qui se trouve dans nos manuscrits, Giraud et Peyronet discutent la question: “Laquelle est plus aimée, ou la dame présente, ou la dame absente? Qui induit le plus à aimer, ou les yeux, ou le cœur?” (1: Nostradamus, p. 26.)
Cette question fut soumise à la décision de la cour d' amour de Pierrefeu et de Signe, mais l' historien ne rapporte pas quelle fut la décision.
Il parle d' une tenson entre Raimond de Miraval et Bertrand d' Allamanon sur ce sujet: “Quelle des nations est la plus noble et la plus excellente, ou la provensale, ou la lombarde?”
“Ceste question fut envoyée aux dames de la cour d' amour résidents à Pierrefeu et à Signe, dit l' historien (2: Nostradamus, p. 61.), pour en avoir la diffinition, par arrest de laquelle, la gloire fut attribuée aux poëtes provensaux, comme obtenans le premier lieu entre toutes les langues vulgaires.” (N. E. Ya sabrán los lectores que el catalán siempre fue esta misma lengua, pese al maquillaje del IEC.)
J' ai déja dit que la question, élevée dans une tenson entre Simon Doria et Lanfranc Cigalla, “Qui est plus digne d' être aimé, ou celui qui donne libéralement, ou celui qui donne malgré soi, afin de passer pour libéral?” ayant été soumise par les deux troubadours à la même cour, ils ne furent pas satisfaits du jugement, et ils recoururent à la cour souveraine de Romanin. (1: Nostradamus, p. 131.)
Voilà encore un jugement dont nous ignorons le contenu, mais de l' existence duquel il n' est pas permis de douter.
On trouve dans les manuscrits des troubadours un jugement qui mérite d' être cité.
Un seigneur, qui n' est pas nommé, est prié par le troubadour Guillaume de Bergedan, de prononcer sur un différend qu' il a avec son amante, l' un et l' autre s' en remettant à sa décision.
Le troubadour a aimé la demoiselle alors qu' elle était encore dans sa plus tendre enfance; dès qu' elle a été plus avancée en âge, il a déclaré son amour, et elle a promis de lui accorder un baiser, quand il viendrait la voir. Cependant elle refuse d' exécuter cette promesse, sous le prétexte qu' à l' âge où elle l' a faite, elle en ignorait la conséquence.
Le seigneur, embarrassé de décider selon le droit d' amour, récapitule les raisons des parties, et, après avoir pris conseil, décide que la dame sera à la merci du troubadour, qui prendra un baiser, et lui en fera de suite la restitution.” (2: Guillaume de Bergedan: De far un jutjamen.)
Je crois avoir démontré d' une manière incontestable l' existence des cours d' amour (3), tant au midi qu' au nord de la France, depuis le milieu du douzième siècle, jusque après le quatorzième.
(3) Dans ces recherches sur les cours d' amour, je n' ai pas eu le dessein de parler des temps postérieurs aux troubadours, ni des pays étrangers où l' on a trouvé de pareilles institutions, ou des institutions qui y avaient rapport.
Dans les provinces du nord de la France, et pendant le quatorzième siècle, Lille en Flandres, Tournay, avaient l' une et l' autre leur prince d' amour. (a)
Sous Charles VI il a existé à la cour de France une court amoureuse.
(b)
L' ouvrage de Martial d' Auvergne, composé dans le quinzième siècle, et intitulé Arrests d' amours, est de pure imagination, mais il sert du moins à prouver que l' on conservait encore la tradition des cours d' amour. (c)
Au midi de la France, l' institution d' un prince d' amour (d) et du lieutenant de ce prince par le roi Réné, dans la fameuse procession de la Fête-Dieu d' Aix, n' annonce-t-elle pas l' intention de rappeler les usages et les traditions des cours d' amour?

(a) Histoire de l' Académie des inscriptions et belles-lettres, t. 7, p. 290.
(b) Le manuscrit n° 626 du sup. de la bibliothèque du roi contient les noms et les armoiries des seigneurs qui composaient cette cour, organisée d' après le mode des tribunaux du temps; on y distingue:
Des auditeurs,
Des maîtres de requête,
Des conseillers,
Des substituts du procureur-général,
Des secrétaires, etc. etc.
Mais les femmes n' y siégeaient pas.
(c) Dans ce parlement d' amour décrit par Martial d' Auvergne, après le président et les conseillers, siégeaient les dames.
Après y avait les déesses,
En moult grand triumphe et honneur,
Toutes légistes et clergesses,
Qui sçavoyent le décret par cœur.
Toutes estoyent vestues de verd, etc.
Arresta Amorum, P. 22.
(d) Ce prince d' amour était élu chaque année et pris dans l' ordre de la noblesse, il choisissait ses officiers; le lieutenant était nommé par les consuls d' Aix, et pris dans l' ordre des avocats ou dans la haute bourgeoisie. Le corps de la noblesse payait la dépense considérable qu' occasionnait la marche du prince d' amour; cette charge fut supprimée par un édit du 28 juin 1668, motivé sur la trop grande dépense. Depuis lors et jusqu' en 1791, le lieutenant du prince d' amour a marché seul avec ses officiers, etc.
Le prince d' amour, et après lui son lieutenant, imposaient une amende nommée Pelote à tout cavalier qui faisait aux demoiselles du pays l' affront d' épouser une étrangère, et à toute demoiselle qui, en épousant un cavalier étranger, semblait annoncer que ceux du pays n' étaient pas dignes d' elle. Des arrêts du parlement d' Aix avaient maintenu le droit de pelote. Gregoire: Explication des cérémonies de la Fête-Dieu, p. 52.

Mais, quelle était l' autorité de ces tribunaux? Quels étaient leurs moyens coërcitifs?
Je répondrai: l' opinion; cette autorité si redoutable par-tout où elle existe; l' opinion, qui ne permettait pas à un chevalier de vivre heureux dans son château, au milieu de sa famille, quand les autres partaient pour des expéditions outre mer; l' opinion, qui depuis a forcé à payer, comme sacrée, la dette du jeu, tandis que les créanciers qui avaient fourni des aliments à la famille, étaient éconduits sans pudeur; l' opinion, qui ne permet pas de refuser un duel, que la loi menace de punir comme un crime; enfin l' opinion, devant laquelle les tyrans eux-mêmes sont contraints de reculer.
La circonstance que ces cours d' amour n' exerçaient qu' une autorité d' opinion, est un caractère de plus qu' il était convenable d' indiquer, et qui assure à cette institution un rang distingué dans l' histoire des usages et des mœurs du moyen âge.

dijous, 28 de setembre del 2023

Tome 2. Dissertations sur les troubadours, sur les cours d' amour,

Tome deuxième.

Contenant

des dissertations sur les troubadours, sur les cours d' amour, etc. 

- Les monuments de la langue romane jusqu' à ces poëtes. - Et des recherches sur les divers genres de leurs ouvrages.


A Paris, 

De l' imprimerie de Firmin Didot, 

imprimeur du Roi et de l' Institut, Rue Jacob, N° 24.

1817. 


Des Troubadours.

Dans le volume précédent j' ai expliqué l’ origine et la formation de la langue romane: j' ai indiqué comment les succès militaires et la domination de divers peuples qui avaient envahi une partie du midi de l’ Europe, leurs rapports de religion, de politique et de famille avec les anciens habitants, jusqu' alors soumis à l’ empire romain, nécessitèrent et favorisèrent la création de l’ idiôme roman. Cet idiôme, né de la corruption de la langue latine, eut des formes caractéristiques et essentielles, absolument différentes: assujetti à de nouvelles combinaisons de poésie et de versification, il fut consacré par les troubadours à exprimer la délicatesse et la vivacité de l' amour, la sévère franchise de leurs opinions morales et politiques, leur enthousiasme pour les exploits honorables et pour les illustres personnages qui les exécutaient, leur juste et courageuse indignation contre les erreurs et les fautes de leurs contemporains; et alors commença une nouvelle littérature.

Quoique, dans les écrits de ces poëtes, on rencontre plusieurs allusions, plusieurs imitations, qui prouvent d’ une manière incontestable que les chefs-d’ œuvre de la littérature latine, et même ceux de la littérature grecque, ne leur ont pas été tout-à-fait inconnus, il n’ en est pas moins évident qu’ ils n' avaient pas le goût assez formé, assez exercé, pour admirer avec utilité et reproduire avec talent les beautés des classiques grecs et des classiques latins.

La littérature nouvelle n’ emprunta donc rien aux leçons et aux exemples des anciens. Elle eut ses moyens indépendants et distincts, ses formes natives, ses couleurs étrangères et locales, son esprit particulier; l' ignorance presque générale, le défaut d’ études, abandonnaient ces poëtes du moyen âge à l’ influence entière des idées religieuses, des mœurs chevaleresques, des habitudes politiques, des pré-jugés contemporains, du caractère national, et sur-tout de leur propre caractère; il fut moins difficile sans doute aux troubadours d' inventer un genre particulier que d’ imiter le genre classique.

Ainsi tout concourait à ce que la littérature des troubadours se distinguât par ce caractère d’ originalité qui n’ avait pas été encore assez remarqué; c’ est sous ce rapport principal que l’ on doit examiner et apprécier le fond et la forme de leurs compositions, afin de ne pas contester à ces poëtes le talent et la gloire d’ avoir créé un genre indépendant, devenu pour une partie de l' Europe le type caractéristique et fécond de beautés de sentiment, d' images et d' expressions, qu’ on a cru pouvoir distinguer des beautés de la littérature classique proprement dite.

En offrant ici quelques observations sur les troubadours, mon dessein n’ est pas de tracer les tableaux des siècles où ils ont vécu, des cours aimables où ils ont brillé, des pays qu’ ils ont parcourus, des fortunes rapides que plusieurs ont faites, de l’ influence que leurs poésies et leurs mœurs ont exercée sur leurs contemporains.

Rassembler et disposer les nombreux détails relatifs à ces objets, les entourer des circonstances qui s' y rattachent (1), ce serait m’ engager dans un travail différent de celui dont je m’ occupe en ce moment,

où il ne s’ agit que de la langue et des écrits de ces poëtes; travail dont le principal succès serait d’ instruire et de diriger les personnes qui voudront dans la suite rechercher dans les monuments romans, tout

ce qui peut intéresser l’ Europe politique et littéraire.

Toutefois, en me renfermant dans les bornes de mon plan, je crois indispensable de donner, par la traduction de divers morceaux, une idée de l' esprit chevaleresque et poétique, du talent aimable et ingénieux, de la sensibilité vive et touchante, de l' énergie hardie et sévère, qui caractérisent les divers ouvrages des troubadours.

(1) On trouvera beaucoup de ces détails dans l' appendice qui sera placé à la suite du choix des poésies originales des troubadours.


Je présenterai donc un choix de pensées, d’ images, de sentiments, recueillis dans les pièces d’ où j’ ai cru pouvoir les détacher, sans quelles eussent trop à perdre du mérite de l’ ensemble.

J’ avertis qu’ à l’ égard du choix des divers et nombreux fragments et de leur arrangement, j’ ai cherché à représenter, par leur disposition graduée, non-seulement les idées particulières de plusieurs troubadours distingués, mais encore l’ esprit général et le talent commun qui animaient leurs productions.

Quant à la traduction de ces différents morceaux, je crois devoir donner un éclaircissement.

Dans les traductions interlinéaires, insérées en plusieurs endroits et sur-tout dans la grammaire, pour guider les personnes qui étudient la langue, j’ ai porté le scrupule de la fidélité jusqu’ à placer constamment le mot français sous le mot roman, sans me permettre jamais le moindre déplacement, afin que, par cette correspondance continue, le lecteur trouvât toujours dans le mouvement même de la phrase le mot français qui explique le mot roman.

Mais la traduction qui est destinée à faire connaître l’ esprit, le talent, et la grâce poétique des troubadours, les idées principales qui dominaient dans leurs compositions, a dû nécessairement être faite avec cette sorte de liberté facile qui, sans changer la pensée ni l’ image qu’ on doit toujours reproduire avec une scrupuleuse exactitude, a le privilége d’ y joindre les couleurs nécessaires pour donner à la copie une partie de l’ éclat de l’ original; ainsi les mots romans offrent souvent des idées accessoires que la traduction, faite mot par mot, ne rendrait pas toujours, si l' on n' avait le soin de relever l’ expression française par une épithète ou un substantif qui développe heureusement l' idée ou l’ image de l' original, et qui offre au lecteur, je ne dirai pas un supplément, mais

un complément de l’ expression primitive.

J' ai adopté d' autant plus volontiers cette forme de traduction, cette heureuse abondance de style, que les littérateurs qui, en étudiant la langue, voudront comparer la traduction à l’ original, apprendront peut-

être par cette comparaison à reconnaître plus aisément le sens particulier, l’ énergie locale de plusieurs expressions des troubadours.

d' abord j’ essaierai de reproduire les sentiments tendres et affectueux de ces amants passionnés et timides, les vœux, les craintes, la soumission, les espérances, et la reconnaissance de l’ amour: on verra

sans doute avec plaisir l’ expression d’ une tendresse toujours vive et fidèle, souvent ingénieuse, d’ une franchise délicate, d’ une résignation touchante, enfin tout ce qui constitue et distingue le caractère de

leur passion chevaleresque.

Ensuite je traduirai quelques passages qui feront connaître les mœurs du temps, et sur-tout combien les troubadours prenaient part aux événements publics.

On y admirera peut-être ces mouvements d’ une ame ardente et audacieuse, qui tour-à-tour les excitaient à blâmer ou à célébrer les actions dont ils étaient les témoins; on ne désavouera pas leur courage à dénoncer les torts et les injustices des rois et des princes, les désordres de la noblesse, les excès d’ un clergé ignorant ou fanatique, les vices de la bourgeoisie. Tantôt, n’ écoutant qu’ un zèle religieux, ils excitent par leurs vers les peuples et les rois à s' armer pour la délivrance du Saint-Sépulcre, et pour le venger de la profanation des infidèles.

Tantôt, marchant eux-mêmes à la suite des armées de la croix, ils passent en Syrie ou dans la Palestine; et là, soldats au jour des dangers, ils célébrent ensuite par des chants héroïques les victoires et les

triomphes des chrétiens. La franchise mâle et quelquefois âpre des troubadours s’ expliqua souvent sur les guerres de religion; et, il faut le dire à l’ honneur de ces poëtes chevaliers, ils prirent généralement le parti des opprimés; leurs chants flétrirent ces hommes qui, par des persécutions que désavouèrent toujours la charité et la raison, donnaient à leurs sages et courageux contemporains le droit malheureux de les accuser du tort qu’ ils faisaient à la religion même, et de leur annoncer d’ avance les justes reproches de la postérité.

Je commence les traductions en rapportant quelques passages relatifs aux hommages que les troubadours faisaient de leurs talents et de leus succès à leurs dames; les idées et les images que je rapprocherai deviendront une sorte d' introduction:

"Oh! si mes chants, si mes actions m’ ont acquis quelque renommée, je dois en rapporter l’ hommage à mon amante : c’ est elle qui a excité mon talent et encouragé mes études; c’ est elle qui m’ inspire des chants gracieux; mes ouvrages ne paraissent agréables et ne réussissent à plaire que parce qu’ il se réfléchit en moi quelque chose des agréments de ma dame, qui occupe sans cesse mes pensées. " Pierre Vidal, p. 319: E s’ ieu sai. (1: Toutes ces indications des pages se rapportent au troisième volume de la collection.) (N. E. Las páginas son las del pdf del original, no coinciden con este formato.)

"L’ amour est si habile, si ingénieux, qu’ il a de quoi récompenser tous ceux qui se dévouent à son service. Je ne vois jamais de serviteur fidèle et zélé qui n’ obtienne enfin son juste salaire. Les chevaliers ne parviennent à un certain mérite qu’ autant qu’ une digne amie les a façonnés à l’ art de plaire; et lorsqu’ on voit quelqu’un d’ eux faillir, tous disent: On voit bien qu’ il n’ a pas été à l’ école des dames.”

Raimond de Miravals, p. 362: Amors a tans.

"Le sort d’ un amant tendre et fidèle fut-il jamais semblable au mien? 

Je n’ obtiens rien des belles, et je n’ ose rien leur demander. Il est une dame, il en est une qui m’ a privé de la possibilité d’ être heureux avec les autres, et pourtant elle ne me permet point d’ être heureux avec elle, ni ne m’ accorde aucun dédommagement. Toutefois je dois aux sentiments qu'elle m’ inspire d’ étre plus aimable et plus empressé, et d’ honorer le sexe entier par mes hommages.”

Raimond de Miravals, p. 360: Anc a nulh.

“Aimable Béatrix de Montferrat! vous brillez au-dessus des autres belles; il n’ est sorte de mérites et d’ agréments que vous ne possédiez. Aussi vos éloges font la renommée de mes chants, qui s' embellissent de vos graces et de vos attraits.”

Rambaud de Vaqueiras: p. 257 : Na Beatritz.

“La dame à qui je consacre mes chants est le modèle de la perfection; sa terre, son château, son nom même, ses discours, ses actions, ses manieres, tout offre en elle la beauté a contempler. Je dois donc ambitionner que quelques traits de cette beauté passent dans mes vers. Ah! je assure; si mes chants étaient dignes de la dame qu’ ils célèbrent, ils surpasseraient les chants des autres troubadours, comme sa beauté surpasse celle de toutes les autres dames du monde.”

Guillaume de Saint-Didier, p. 300: Aissi cum es.

“L' homme qui a le moins d’ usage du monde, s' il voit ma dame, s' il la contemple, profite de ses exemples, et avant même de la quitter, il est déja instruit aux belles manières, aux discours agréables. Je l' aime avec franchise; je suis digne peut-être de ses bontés; j' ai le sentiment de tout son mérite; je ne me fais pas illusion à cet égard. Ah! pour être

toujours loyal et courtois, il suffit de penser toujours à se rendre digne d' elle.” Raimond de Miravals, p. 359: Lo plus nescis.

“Non, il n' est rien dans l' univers entier qui puisse me donner le bonheur, puisque je ne l' obtiens pas des bontés de celle que j' aime, et que je ne puis le vouloir de toute autre: pourtant je suis redevable à mon amante et de ma valeur et de mon esprit; je lui dois ma douce gaieté et des manières agréables; car si je ne l' eusse jamais vue, jamais je n' eusse aimé, jamais je n' eusse desiré de plaire.”

Bernard de Ventadour, p. 79: El mon non es.

Quelques passages feront connaître de quelle manière ces poëtes peignaient l' amour:

“Il est si délié, si subtil, qu' il échappe au regard même qui le suit. Il court d'une telle rapidité, qu' on ne peut se dérober à sa poursuite. Le dard d 'acier avec lequel il frappe fait une blessure si profonde, qu' il est impossible d' en guérir; et pourtant quelque plaisir se mêle à la douleur: en vain opposerait-on un bouclier fort et épais, tant le coup est droit, rapide et violent! Il lance avec son arc recourbé d' abord des flèches d' or, et enfin un dard de plomb adroitement affilé. »

Giraud de Calanson, p. 391: Tant es sotils.

“Il porte une couronne d' or, marque de sa dignité; ses yeux ne se reposent jamais que sur l' endroit qu' il veut frapper; le temps et l' occasion ne lui manquent point, tant il sait s' accommoder aux circonstances! La rapidité de ses ailes le rend encore plus dangereux; animé par le plaisir, quand il fait du mal il semble que ce soit du bien; il vit de bonheur, il se défend, il attaque, et il ne regarde jamais ni à la naissance ni au pouvoir.”

Guiraud de Calanson, p. 391 : Corona d’ aur.

“Comme l’ année s’ embellit par les fleurs du printemps et par les fruits de l’ automne, le monde entier s’ embellit par l' amour; et l’ amour n’ a de prix et de gloire que par vous, ô la plus parfaite des dames! Vous assurez son empire; car tous les biens, tous les agréments ont en vous leur source inépuisable; vous réunissez le mérite, la beauté, la raison; mais ce qui rend vos qualités plus précieuses et plus brillantes, c'est l ’amour.” Richard de Barbezieux, p. 453: Qu' aissi cum.

“Amour! amour! je crois qu’ on peut échapper à tout autre ennemi qu’ à toi: on le combat avec le glaive, on s’ en garantit du moins en opposant le bouclier; on s’ écarte de son passage; on se cache dans un lieu ignoré; enfin on emploie utilement ou la force ou l’ adresse par la franche attaque ou la ruse; on a recours à un château, à une forteresse; on appelle des amis, des auxiliaires; mais celui que tu poursuis, plus il essaie de t' opposer d’ obstacles, moins il réussit à te résister.”

Cadenet, p. 247: De tot autre.

On sait combien ces amants tendres étaient ordinairement timides, ou affectaient quelquefois de le paraître, quand il s' agissait ou d’ exprimer leurs sentiments, ou de présenter leurs vœux. Cette sorte d’ embarras, cette absence de prétention, qui était l’ un des caractères de la chevalerie, ont souvent inspiré d' heureuses idées, des expressions ingénieuses à ces chantres de l’ amour:

“Ma dame a le mérite le plus distingué; tout ce qu’ elle dit, tout ce qu’ elle fait, inspire également l' amour: aussi je remercie toujours mes yeux qui déterminèrent mon choix; mais je n’ ose lui parler de ma vive tendresse, ni lui découvrir les secrets sentiments de mon cœur; car, pour augmenter son bonheur, on perd souvent le bonheur même. Et si je perdais l’ enchantement que me procurent ses entretiens gracieux, ses plaisanteries spirituelles, son doux sourire, son accueil obligeant, je ne survivrais pas un jour à ce malheur.” Elias Cairel, p. 431: Ma dona a pretz.

“Bonne et franche dame, sans vous je n’ ai aucun espoir de bonheur. Je vous aime avec tant de tendresse, avec un tel dévouement, que, loin de vous, mon cœur ne fait que languir et gémir; et dans ces instants heureux ou je goûte le charme de vous voir, je suis si ému, si embarrassé, que je n’ ose vous exprimer à vous-même les sentiments que vous seule m’ inspirez.” Hugues de la Bachélerie, p. 340: Bona dompna.

“Exprimer des prières qui sont rejetées, c’ est un désagrément trop pénible; j’ offrirai donc mes vœux à mon amante, sans lui adresser des paroles. Et comment? par mon air, par mes manières, par mes regards; et peut-être daignera-t-elle me comprendre. Oh! quel bonheur, quelle reconnaissance, quand le cœur seul entend le cœur, lui répond, et lui accorde un retour et des bienfaits qui n ’ont pas été sollicités!” Peyrols, p. 272: Preguar las!

“Votre esprit si pénétrant et si habile n’ ignore pas que le chevalier qui prie sa dame avec timidité, aime bien plus tendrement que celui qui se

déclare avec audace. O belle dame! ne vous fiez jamais à celui qui emploie l’ art; il mérite d’ être trompé. Pour moi, je meurs à-la-fois d' amour et de crainte, et je n’ ose vous adresser des prières qu’ en les mêlant aux chants que je vous consacre.”

Arnaud de Marueil, p. 214: Vos valetz.


“A l’ instant où j’ aperçois mon amante, une subite frayeur me saisit; mon œil se trouble, mon visage se décolore; je tremble comme la feuille que le vent agite; je n’ ai pas la raison d’ un enfant, tant l' amour m’ inquiète! Ah! celui qui est si tendrement soumis mérite que sa dame ait pour lui de la générosité.”

Bernard de Ventadour, p. 45: Quant ieu la vey.

Quelquefois ils se reconnaissent ou se disent indignes de plaire:

“Depuis qu’ Adam cueillit, sur l’ arbre fatal, la pomme qui causa les malheurs du genre humain, le souffle de Dieu n’ a point animé une aussi parfaite créature; toutes les formes de son corps sont d' une proportion et d’ une élégance ravissantes; il offre une blancheur, une délicatesse, un éclat, qui le disputent à l’ améthyste. La beauté de ma dame est si grande, que je m' en attriste, pensant que je ne mérite point qu’ elle s’ occupe de mes hommages.” Guillaume de Cabestaing, p. 109: Anc pus N Adam.

“Sans doute il faut que je meure d’ amour pour la plus belle qui est au monde, et que je meure sans récompense. Quand j' admire ses attraits ravissants, je reconnais qu’ elle ne peut être mon amante. Si elle veut donner son cœur, elle n’ a qu' à choisir parmi les plus beaux chevaliers et les barons les plus puissants; on trouve en elle la perfection du mérite, de la beauté, des graces, de l’ amabilité: elle doit donc choisir un amant digne d’ elle.” Bertrand de Born, p. 136: Ab que s tanh.

Le soin et l’ art de paraître modérés dans leurs vœux, de se dire heureux de la moindre faveur, fournirent souvent des traits ingénieux:

“Je remercie sincèrement l’ Amour d’ avoir soumis mon cœur à une dame qui réunit la beauté, la raison, le mérite, la politesse, le savoir, la grace; si elle daignait m’ accorder seulement un regard, un sourire, me faire une réponse bienveillante, fût-ce par simple politesse, rien ne me paraîtrait manquer à ses perfections; enfin, si j’ obtenais d’ elle un tendre retour, mon amour n' aurait plus rien à desirer. Pour le surplus, je m' abandonne à sa discrète générosité.”

Le Moine de Montaudon, p. 450: Be m lau.

"Mon bonheur est une couronne préférable à celle d' un empereur; 

j' offre mes hommages à la fille d' un comte; et le présent d' un simple lacet que m' a accordé la belle Raimbaud, me rend plus riche à mes yeux que le roi Richard lui-même avec Poitiers, Tours et Angers." 

Pierre Vidal, p. 325: De fin joi sui.

"Les tourments de l' amour que m' inspire cette belle dont je suis l' esclave soumis et dévoué, causeront ma mort. Cependant elle pourrait me rendre heureux, si elle accordait seulement l' un des cheveux qui tombent sur son manteau, ou l' un des fils qui composent son gant. Avec une marque d' attention, ou même un mensonge officieux, elle me tiendrait, si elle le voulait, dans les transports d' une joie continuelle: en effet, plus elle m' accable de rigueurs, plus je l' aime avec franchise et avec vivacité." Guillaume de Saint-Didier, p. 300: Tan belhamen.

"Je suis bien assuré que je ne perdrai pas toutes mes peines, tous mes soins. J' ai pour elle un attachement si tendre, si sincère; elle est si équitable, si généreuse, qu' elle m' accordera enfin ma juste récompense; et cette récompense ne peut me manquer. Ah! si, dans l' espoir de lui plaire, affrontant les périls des flots et des combats, j' avais

subi l' esclavage outre-mer, elle s' acquitterait largement envers moi avec un seul de ses sourires enchanteurs." 

Guillaume Adhémar, p. 194: Ben say que ja.

Toujours soumis, toujours dévoués, ils exprimaient avec grace leur résignation à subir les rigueurs de leurs belles:

"Quoique l' amour cause mes tourments et ma mort, je suis loin de me plaindre; si je meurs d' amour, c' est du moins pour la plus aimable des femmes, et je regarde ce destin comme un bonheur. S' il m' est permis d' espérer qu' un jour elle daignera m' accorder sa merci, quels que soient les tourments que j' éprouve, jamais elle n' entendra de moi le moindre murmure." Sordel, p. 441: Sitot amor.

“L' amour me domine au point que je reste malgré moi attaché à celle qu' il m' a fait choisir parmi les plus aimables. Il eût mieux valu pour moi qu' il m' eût désigné une femme moins charmante: oui, à mon avis, il vaut mieux obtenir un prix d' argent, que de mériter un prix d' or et ne pas l' obtenir; mais je suis soumis aux lois d' une tendresse fidèle qui se refuse à ce qui serait avantageux, et se laisse entraîner à sa perte." 

Aimeri de Peguilain (: Peguillan), p. 427: Qu' amar mi fai.

“Elle exerce sur moi un si touchant empire, que, malgré ses rigueurs, elle ne me trouvera jamais ni moins tendre ni moins empressé. Son bonheur est pour moi une chose si précieuse, si douce, qu' il me fait oublier le mien, ou plutôt que je sacrifie volontiers ma propre félicité. 

Il ne se passe pas un jour, pas un instant, où l' amour que j' ai pour elle ne tourmente et ne charme à-la-fois mon cœur; quand je la vois, ou quand seulement je pense à ses attraits, je ne puis avoir de volonté ni de desir pour rien qui soit au monde." Pierre Vidal, p. 320: Aissi m' a tot.

“Hélas! qu' arrivera-t-il, si elle n' a pitié de ma douleur? Je ne puis que périr victime de mon amour; et quel avantage trouvera-t-elle à m' immoler ainsi, parce que je l' aime? Si elle peut se résoudre à causer ma mort, j' ose lui prédire qu' il ne se trouvera jamais un amant qui ait pour elle et ma tendresse et ma fidélité." 

Arnaud de Marueil, p. 225: Ailas! qu' en er.

Animés de sentiments aussi purs, les troubadours se félicitaient d' aimer sans espoir, et ils préféraient la gloire de souffrir auprès de leurs dames, au bonheur qu' ils eussent pu trouver auprès des autres:

“Me séparerai-je de mon amante? Non, jamais. Son mérite, ses attraits ne me le permettent pas; ils me disent que ce serait un crime. Ah! lorsque je crois adresser des voeux à toute autre, c' est mon amour

pour ma dame qui m' occupe seul; il pénètre mon cœur, comme l' eau pénètre l' éponge, et je préférerai toujours à tout autre attachement les peines et les chagrins que cet amour me cause." Peyrols, p. 278: Partirai m' en.

"Et puisque je m' abandonne ainsi entièrement et sans aucune réserve sous sa puissance, doit-elle me repousser encore? Je suis son serf; elle peut me vendre, elle peut me donner. Quiconque ose avancer que j' adresse des voeux à une autre dame, est coupable d' un grossier mensonge; j' aime mieux auprès d' elle languir, être malheureux, que trouver le bonheur auprès de toute autre." 

Pierre Vidal, p. 322: E pos en sa.

“Oui, je consens d' être exposé aux attaques de l' amour; oui, qu' il me tourmente matin et soir; je ne demande ni trève ni repos; et bien que je n' obtienne point ce que je desire, celle qui cause mes peines est si parfaite, qu' il n' y a au monde plaisir qui puisse être comparé à ces peines mêmes." Peyrols, p. 278: E vuelh be.

"L' amour m' a blessé d' une manière si agréable que mon cœur éprouve dans le malheur une délicieuse sensation; cent fois le jour j' expire de douleur, et cent fois le jour je revis d' allégresse; mon mal est d' un genre si extraordinaire et si gracieux que ce mal même est préférable à tout autre bien; et puisque la peine a tant de charmes, combien, après ces peines, seront plus délicieux les plaisirs!" 

Bernard de Ventadour, p. 46: Aquest' amors.

“O belle amie! vos graces, vos manières agréables, la vivacité de vos regards qu' anime le sentiment, l' élégance des formes parfaites de votre corps, sont autant de liens dont l' amour se sert pour m' attacher. Quoique ma tendresse soit mal récompensée, je n' en serai pas moins fidèle; je suis plus flatté et plus heureux en m' exposant à vos refus, que si j' obtenais d' une autre qu' elle me reçût dans ses bras."

Blacas, p. 338: Dompna vostra beutatz.

“puisque je chéris une dame dont le mérite n' a point d' égal, j' aime mieux la servir sans aucune récompense, qu' obtenir d' une autre les plus douces faveurs. Que dis-je? Je ne la sers pas sans récompense; quel tendre amant sert de la sorte, quand il adresse ses hommages à un objet distingué et révéré? L' honneur de mon dévouement en est le salaire. Je ne demande pas d' autres récompenses... Je les accepterais pourtant de bon cœur." Sordel, p. 444: E quar am.

“Vos rigueurs, ô belle dame, ne m' effraient pas, s' il m' est permis d' espérer que, dans le cours de ma vie, j' obtienne de vous quelque faveur, fût-ce même la plus légère. Consolé par cette idée, les souffrances me deviennent chères et agréables. Je suis assuré que l' amour récompensera mes peines et ma constance. Un amant délicat doit pardonner les rigueurs les plus longues, et souffrir de bonne grace pour mériter un meilleur sort."

Guillaume de Cabestaing, p. 107: E ges maltrait.

"Si j' étais assuré que mes vers et mes chants sussent attendrir le cœur de ma dame, je les composerais avec plus d' ardeur que je ne fais: pourtant je ne cesserai de la célébrer; j' aime mieux chanter pour elle sans espoir de récompense, que chanter pour une autre, dussé-je obtenir son amour!"

Guillaume Adhémar, p. 193: S' ieu conogues.

Quand ils avaient quelque espérance de plaire, quand ils se bornaient au plaisir, au bonheur de déclarer leurs sentiments, de promettre et de jurer fidélité, ils employaient souvent des tournures adroites, des expressions à-la-fois naïves et passionnées:

"O chère dame! je suis et je serai toujours à vous. Esclave dévoué à vos commandements, je suis votre serviteur et homme-lige; je vous appartiens à jamais; vous êtes ma première amour, et vous serez ma dernière. Mon bonheur ne finira qu' avec ma vie." 

Bernard de Ventadour, p. 87: Domna vostr' om.

“Tendre amie! je suis à vous, je reconnais vous appartenir; mon cœur vous est attaché par un lien de sentiments si purs et de desirs si affectueux, que je ne puis avoir de volontés étrangères à ma tendresse. Nous trois, vous, l' amour et moi, savons seuls, sans avoir besoin d' autre témoignage, quels furent nos accords. Il ne m' est pas permis de m' expliquer davantage.”

Arnaud de Marueil, p. 213: Domna nos tres.

“J' éprouve à-la-fois une joie vive et une pénible tristesse, lorsque je suis en votre présence; le timide embarras, qui m' empêche de vous faire l' aveu de l' amour dont mon cœur brûle en secret, me rend triste; le plaisir de contempler la femme la plus charmante qui soit au monde, me rend joyeux. Mais quel service cruel j' obtiens de mes yeux, puisqu' ils ne font qu' exciter des desirs qui me tourmentent et qui causent ma mort!" Elias de Barjols, p. 355: Ben sui jauzens.

"Avant que je vous eusse vue, j' éprouvai pour vous un attachement si tendre, que je n' aimais autant ni personne ni moi-même. Mais lorsque

j' eus le bonheur de vous voir, mon amour doubla tout-à-coup, et je vous trouvai à mes yeux plus aimable encore que l' image que je me plaisais à figurer et à contempler dans mon cœur. Aussi tout autre attachement est-il étranger à ce coeur. L' amour que j' ai pour vous ne peut s' en détacher. La passion que je ressens est telle, que je n' en imagine pas de semblable." 

Giraud de Salignac, p. 394: Ans qu' ieu vos vis.

“Quand on contemple avec soin les yeux vifs, la bouche riante, le front pur, le visage enchanteur de ma dame, on reconnaît bientôt que sa beauté est d' une perfection si achevée que rien de plus, rien de moins ne conviendrait. Son corps droit, élancé, charmant, offre par-tout l' image de l' élégance, de la gentillesse, de la grace. Ah! tous mes éloges tenteraient en vain de la peindre telle que la nature se plut à la former." 

Bernard de Ventadour, p. 81: Qui ben remira.

“Nul chevalier ne peut répondre dignement aux sentiments que l' amour inspire, si tout ce qu' il fait pour en donner des preuves ne lui paraît trop peu de chose en comparaison de ce qu' il juge devoir faire encore; il n' aime pas d' une ardeur véritable, s' il pense aimer assez vivement. Une telle opinion abaisse, dégrade l' amour; mais ce n' est point ainsi que j' aime: je jure, et j' en puis jurer par celle à qui je suis entièrement dévoué, que plus je la chéris, moins il me semble que je la chérisse comme elle le mérite." 

Aimeri de Bellinoi, App. (1): Nulz hom.

(1) Ces lettres renvoient à l' appendice dont on a parlé.

Ce n' était pas assez pour eux que de consacrer à leurs amantes tous les instants de la journée, ils s' en occupaient pendant les nuits, durant leur sommeil; et trop souvent ils ne connaissaient le bonheur qu' à la faveur de ces doux moments d' illusion que des songes consolateurs accordent quelquefois aux personnes infortunées, et sur-tout à celles qui le sont par l' amour:

“Souvent pendant mon sommeil, il me semble que je suis avec vous, et j' éprouve alors une si douce, une si vive jouissance, que je regarde mon réveil comme un malheur, quand il interrompt cette erreur enchanteresse. Oui, quand je m' éveille, je suis en proie à des desirs qui me tuent, et je consentirais à ce qu' un sommeil aussi heureux devînt éternel." Arnaud de Marueil, p. 215: Soven m' aven.

“J' ai beau m' écarter, m' éloigner de vous, ô chère dame, telle est la vivacité de mon amour, qu' il est impossible que mon cœur se sépare de votre image! Même durant mon sommeil, j' imagine souvent folâtrer et rire avec vous; je goûte le suprême bonheur. Mais quand je m' éveille, je vois, je reconnais, j' éprouve que ce bonheur imaginaire s' est changé en tourment réel." Arnaud de Marueil, p. 218: Vas qualque part.

Toujours résignés lors même qu' ils avaient à supporter les plus grandes rigueurs de leurs belles, qu' on juge de quels transports ils étaient saisis, dans ces doux moments où ils pouvaient comparer leur bonheur actuel avec leurs peines passées!

“Bénis soient les soucis, les chagrins, les maux qu' amour m' a causés pendant si long-temps! Je leur dois de sentir avec mille fois plus d' ivresse les bienfaits qu' il m' accorde aujourd'hui. Le souvenir de mes peines me rend si doux le bonheur présent, que j' ose croire que, sans avoir éprouvé l' infortune, on ne peut savourer tout le charme de la félicité. Les maux servent donc ainsi à rendre les biens plus parfaits. Ils y ajoutent un prix que ne connaissent point ceux qui n' ont été qu' heureux." Perdigon, p. 344: Ben aio 'l mal.

On conçoit facilement que de tels amants promettaient avec bonne foi la discrétion la plus fidèle, et qu' ils tenaient ce saint engagement:

"Les maux que me causent vos rigueurs me sont agréables et doux, parce que j' en espère la récompense. Si vous daigniez m' accorder quelque faveur, ô la plus chérie des dames, sachez que je souffrirais la mort plutôt que de commettre la moindre indiscrétion. Ah! je le demande à Dieu, qu' il condamne mes jours à l' instant que j' aurai le tort de trahir le secret de vos bontés." Arnaud de Marueil, p. 218: Pero plazen e dous.

S' ils mettaient jamais dans leurs poésies une heureuse abondance de sentiments et d' expressions, s' ils réussissaient quelquefois à se distinguer par des tournures ingénieuses, par de gracieuses images, c' était sur-tout quand ils avaient à offrir à leurs dames les sincères et faciles tributs des éloges qu' inspiraient à-la-fois et le cœur et l' esprit. Un troubadour était déja heureux quand il adressait à sa belle l' hommage d' une louange digne de la flatter et de lui plaire:

“Celui qui n' a point vu mon amante ne concevra jamais qu' on puisse trouver une femme aussi parfaite; on ne la voit point sans être ravi d' admiration; sa beauté a un tel éclat, qu' autour d' elle la nuit même s' embellit des brillantes couleurs du jour. Heureux qui a des yeux dignes de discerner et d' apprécier tant d' attraits!"

Pierre Rogiers, p. 38: Ja non dira hom.

“Je ne parlerai pas davantage du mérite de mon amante. J' aurais beau rassembler pour elle toutes les images connues, l' éloge ne serait jamais achevé; et de ce qui resterait à célébrer de sa beauté, de sa grace, de sa politesse, de ses talents, de toutes ses perfections, on aurait de quoi suffire à l' éloge de cent autres dames." 

Berenger de Palasol, p. 232: E no farai.

“Tous les troubadours, et je n' en excepte aucun, selon qu' ils ont plus ou moins de talent à s' exprimer, prodiguent à leurs dames des éloges exagérés, sans s' inquiéter si elles les méritent. Mais celui qui suppose à sa dame de rares qualités qu' elle n' a pas, ne fait que l' exposer à une juste raillerie: quant à moi, j' ai choisi une amante si parfaite, qu' on ne peut en dire que des vérités, à moins qu' on n' osât en mal parler." 

Raimond de Miravals, p. 361: Tug li trobador.

“Combien je sais de gré aux autres troubadours de ce que chacun d' eux affirme dans ses chants que sa dame est la plus aimable qui soit au monde! Quoique ces assertions soient mensongères, je les leur pardonne, et même je les en remercie. Leurs éloges outrés servent de passe-port à mes vers, qui disent la même chose de ma dame; personne n' y fait une attention particulière, n' y entend malice; on imagine que, comme les autres, je me fais un jeu d' exagérer le mérite de celle que j' aime." Arnaud de Marueil, p. 213: D' aisso sai grat.


"Je dois vous aimer: et comment ne vous aimerais-je pas? Tout ce qui n' existe pour les autres dames que dans les louanges de leurs amants, raison et beauté parfaites, discours séduisants, sourire enchanteur, éducation brillante, science aimable et talent heureux, enfin tout ce qui constitue le mérite réel, je le trouve réuni en vous, belle et inappréciable dame! C' est pourquoi je vous suis à jamais dévoué; et, n' eussiez-vous que la moitié, que le quart du mérite qui vous distingue, je ne vous aimerais pas moins; je ne puis résister à ma destinée." 

Hugues de la Bachélerie, p. 340: Ben dey amar.

"O dame gentille! qui possédez si bien l' art de plaire, je n' ose vous louer, je n' ose retracer tous les agréments de votre beauté et de vos manières aimables, douces et séduisantes, ni enfin tous les mérites qui ne permettent à aucune autre dame de s' égaler à vous. Car, si en louant et vos attraits et vos brillantes qualités, je disais tout ce que la vérité permettrait d' en dire, chacun reconnaîtrait aussitôt celle que j' aime. Aussi je ne vous chante, je ne vous célèbre qu' avec crainte et réserve." 

Blacasset, p. 459: Gentils dompna. 

“Ma dame est si aimable, si gracieuse; elle a des manières si nobles et si délicates, que depuis long temps elle est l' objet des pensées de mon esprit et celui des affections de mon cœur. Oui, elle est tellement parfaite, que celui qui en ferait l' éloge le plus exagéré ne saurait mentir, et que celui qui oserait se permettre le plus léger blâme, ne pourrait dire vrai." 

Guillaume Adhémar, p. 195: Tant es cortez' e benestans.

“Belle dame, on regarde comme une folie de ma part les soins que je me donne de retracer vos louanges dans mes chants, et de célébrer votre beauté à laquelle nulle autre ne peut être comparée. Peut-être ferais-je mieux de renoncer à vous, car plus je me dévoue à faire applaudir vos attraits et admirer vos mérites, qui sont tant au-dessus des miens, plus votre indulgence diminue, et vos rigueurs augmentent. Que dois-je faire? Rétracter mes éloges, blâmer ce que j' ai loué en vous? Non, non; ce serait mentir trop grossièrement." 

Aimeri de SARLAT, p. 386: Bella dompna.

Les tournures ingénieuses, les idées spirituelles, tout ce qui constituait l' amabilité du chevalier et la grace du poëte, se retrouvent dans les compositions du troubadour, lorsqu' il n' a qu' à revêtir des couleurs de la poésie ses sentiments purs et sincères:

“Ah! quel regard tendre elle m' adressa, si toutefois il ne fut pas mensonger! O regard que ses yeux arrêtent avec tant de grace sur ceux qui lui plaisent! Mais ses paroles semblent démentir ses yeux. 

N' importe; ce sont ses yeux que j' en croirai; car par-fois on parle en contraignant son cœur, mais nul pouvoir ne peut animer les regards du charme de l' amour, si ce n' est l' amour même." Sordel, p. 443: Ai! cum mi saup.

“Je te bénis, amour, de m' avoir fait choisir la dame qui m' accable sans cesse de ses rigueurs. Si mon affection l' avait trouvée reconnaissante, je n' eusse pas eu l' occasion de lui prouver par mes hommages et par ma constance à quel point je lui suis dévoué; prières et merci, espoir et crainte, chansons et courtoisie, soupirs, deuil et pleurs, je n' eusse rien employé, si l' usage faisait qu' un amour tendre et sincère fût de suite payé de retour." Deudes de Prades, p. 414: Ben ay' amors.

"Heureux si celle dont je suis l' esclave n' était que princesse, que reine, qu' impératrice! Plût à Dieu qu' elle eût seulement la puissance que donnerait l' empire de l' univers, et une puissance même plus grande! alors il me serait possible de ne pas me laisser subjuguer. Mais, que peuvent tous mes efforts contre sa beauté et ses graces, contre un seul de ses regards, quand elle daigne permettre qu' on en jouisse!" 

Peyrols, App.: M' entencio ai tot' en. 

“Tous ceux qui ont le bonheur de vous approcher sont bientôt convaincus de la perfection de vos brillantes qualités; on trouve en vous beauté

et raison, grace et mérite, et tout ce qui acquiert l' estime des mortels. Mais, au jugement d' amour, vous serez coupable de mes maux et de mes malheurs. Oui, l' attachement que j' ai pour vous me coûtera la vie; et je ne mourrais pas, si votre vertu était moins sévère, moins parfaite.”

Arnaud de Marueil, p. 215: Chascun que us ve.

"Si vous exigez que je porte ailleurs mes hommages, écartez de vous la beauté, les graces, le sourire enchanteur, les propos aimables qui troublent ma raison, et après, je m' éloignerai de vous, sachant que je n' ai plus à regretter tant de charmes." 

Folquet de Marseille, p. 149: Pero si us platz.

"Ah! Dieu! je voudrais qu' un signe distinguât les faux amants des amants sincères; que les médisants et les traîtres fussent marqués d' une corne au-devant du front. Eussé-je tout l' or, toutes les richesses du monde, je les sacrifierais de bon cœur, pourvu que mon amante fût convaincue de ma tendre fidélité."

Bernard de Ventadour, p. 46: Ai dieus! ara.

“Souvent, au milieu de la compagnie la plus distinguée, j' ose élever des doutes sur les brillantes qualités de mon amante, et mon discours tente de les rabaisser. Par cette épreuve hasardeuse, j' espère connaître l' avis de chacun, et me convaincre si c' est avec justice qu' on lui donne tant d' éloges; si du moins chacun accorde à son rare mérite toute l' estime dont elle jouit. Mais, quelque demande que je fasse, quelque réponse que je reçoive, tout le monde s' accorde à renchérir sur le mérite de ma dame. Alors mes desirs sont encore plus ardents, mon mal d' amour devient encore plus dangereux.”

Bernard de Ventadour, p. 50: Soven la vau.

"J' ose exprimer les vœux que je forme pour mon bonheur, et je sais qu' ils peuvent être exaucés." Une dame qui respecte l' honneur ne déclare pas ses sentiments, et même elle s' efforce de cacher les desirs que lui inspire son amant; plus son cœur s' émeut en faveur de cet amant, plus elle exige de prières et d' instances. Mais, quand sa bouche ne parle pas, combien n'a-t-elle pas d' autres moyens pour exprimer ses vœux?"

Deudes de Prades, p. 417: Ara dic so.

“Dieu la dota de tant de graces et de tant d' attraits, sa beauté est si parfaite, que je reconnais et j' ose dire qu' elle est la plus aimable et la plus charmante qui soit au monde. Quand elle a daigné me permettre de célébrer son mérite, elle a cru m' accorder une faveur mystérieuse: je conviens que cette faveur est grande, mais il en est de plus douces encore." 

Giraud le Roux, p. 14: Tan formet dieus.

"Je me suis donné à une dame qui embellit ma vie de bonheur et d' amour, à une dame dont la tendresse m' inspire la vertu, et me procure l' estime publique. La beauté même s' embellit dans ses traits, comme l' or s' épure dans le creuset. Puisqu' elle ne dédaigne pas mes prières, je crois posséder le monde entier; il me semble que le roi lui-même n' est que mon vassal." Pierre Vidal, p. 325: A tal domna.

“M' offrît-on en dédommagement même les bontés d' Alexandrine, je ne quitterais jamais pour une autre dame, celle en qui je trouve la fleur de la jeunesse, le charme de la félicité. Je chercherais pendant ma vie entière; où trouverais-je tant de perfection dans la beauté, tant de graces dans les manières, tant d' amabilité dans le discours?

"Je dois à cette amante d' avoir fait connaître mon faible mérite; par elle j' ai obtenu la renommée et la gloire, et cependant, après ces bienfaits, elle pourrait, si elle daignait m' honorer de sa merci, m' en accorder de plus chers et de plus doux encore."

P. Raimond de Toulouse, App.: Lo dolz chan.

“En venant vous visiter, j' avance d' un pas léger et rapide, je ne m' arrête jamais; mais lorsque je vous quitte, je marche d' un pas lent, je suis occupé de l' image de vos charmes; je m' arrête souvent, et je reporte mes regards vers le lieu où je vous ai laissée. Je vous l' assure, et ce que je dis est plus sacré encore que si je l' affirmais à serment; dans ces jours entiers que j' ai le bonheur de passer auprès de vous, le moment du départ me semble toucher à celui de l' arrivée."

Pistoleta, p. 227: Per qu' eu quan venc.

“Jour et nuit je pense à mon amour, et je ne sais à quel projet me fixer. Pourtant, je forme un vœu, que ne peut-il se réaliser! J' ai le desir le plus vif de prendre à ma belle un baiser; ah! si j' en trouvais l' occasion, j' aurais l' audace de le lui dérober; puis, si elle se fâchait, je le rendrais aussi volontiers que je l' aurais ravi."

Peyrols, App.: Molt en cossir.

"Sans cesse je tourne mes prières et mes adorations vers le pays que mon amante habite. Que de ce pays fortuné il arrive un simple pasteur; qu' il parle d' elle, et je l' honorerai, comme je ferais le seigneur le plus puissant. Qu' on n' imagine pas toutefois que mes transports indiscrets fassent jamais connaître le château où elle tient sa cour." 

Arnaud de Marueil, p. 225: Tot ades sopley.

Le passage suivant est d' une dame; on y remarquera peut-être un abandon plus vif, plus passionné que dans les protestations des troubadours:

“Celui qui blâme l' amour que j' ai pour toi, et celui qui me défend de t' aimer, ne peuvent changer mon cœur; ils ne peuvent pas même augmenter mon desir, ma volonté, mon bonheur de te plaire. Il n' est aucun mortel, quelque haine que j' éprouve pour lui, à qui je n' accorde une vive amitié, s' il me parle bien de toi; et celui qui en parlerait mal, ne saurait de sa vie rien dire ni rien faire qui me fût agréable.”

Claire d' Anduse, p. 335: Selh que m blasma.

On trouve souvent dans les protestations des troubadours la véritable chaleur du sentiment, l' accent sincère de la passion, et l' on croit aisément à l' assurance qu' ils donnent d' être constants dans les vœux et dans les hommages de leur tendresse:

“Que Dieu ne m' accorde jamais aucun bonheur, si je cesse un instant d' adorer mon amante. Elle seule obtiendra l' hommage de ma courtoisie; je le refuserais à toute autre belle. C' est à elle seule que je m' attache et que je me consacre, à elle seule que j' appartiens; m' offrir des plaisirs loin d' elle, c' est m' exiler dans une solitude."

Berenger de Palasol, p. 231: E ja dieus.

"La dame que je préfère à toutes, et que j' aime avec la tendresse la plus vive et la fidélité la plus inaltérable, ne repousse pas mes prières; elle daigne les accueillir: son oreille écoute mes chants, et son cœur les retient. Ah! si l' excès d' un amour sincère et ardent cause la mort, je mourrai; je m' y résigne, car le sentiment que j' éprouve pour elle est si pur, si vif, que tous les amants, même les plus exaltés, comparés à moi, ne peuvent que paraître déloyaux." 

Bernard de Ventadour, p. 67: Selha del mon.

"Modèle de fidélité, de loyauté, et de franchise, tel que doit être tout esclave d' amour, j' ai souffert mes peines et je les ai souffertes en paix, sans me permettre ni plainte ni murmure; depuis long temps, ô belle dame, je suis épris de vos attraits, je me suis dévoué à vous sans obtenir le moindre retour: puisque rien ne peut me faire trouver grace devant vos yeux, renoncerai-je à vous aimer? Non; car cesser de vous aimer n' est pas en ma puissance." Aimeri de Sarlat, p. 386: Fis e leials.

“Mes yeux ne se lasseraient jamais de contempler ses graces et sa beauté, quand même les jours auraient la longueur des années. Tout ce qu' elle fait, tout ce qu' elle dit m' enchante au point que je ne me souviens plus de mes malheurs." 

Berenger de Palasol, p. 238: Ja no s lassarian.

Cette tendre résignation, ces sentiments discrets qu' on remarque en général dans les ouvrages que l' amour leur a inspirés, fera pardonner la sorte d' audace qu' un petit nombre s' est permis d' exprimer:

“Il est vrai pourtant qu' emporté par la témérité de mon amour, j' ose élever mes voeux plus haut qu' il ne serait convenable. J' abandonne la plaine facile, et je cherche la montagne escarpée. J' ambitionne un bonheur qui semble ne m' être pas destiné. Hélas! lorsque j' essaie de renoncer à mes espérances ambitieuses, l' amour me dit tout bas que souvent le succès est le prix de l' audace, et qu' elle ravit quelquefois heureusement ce que la justice n' accorderait jamais."

Perdigon, p. 347: Pero vers es.

“Quiconque se connaît en amour peut facilement juger et croire qu' un regard agréable, qu' un doux soupir ne sont pas des messages qui annoncent les refus de la dame. C' est niaiserie que de perdre notre temps à solliciter ce qu' il tient à nous d' obtenir: aussi je conseille aux amants habiles de ne demander une faveur qu' à l' instant même où ils la dérobent." Deudes de Prades, p. 417: E qui ren sap.

"Je voudrais bien la trouver seule endormie, ou faisant semblant de l' être: je me hasarderais à lui dérober un doux baiser, puisque je ne réussis point à l' obtenir par mes prières. O dame trop sévère! je vous en conjure au nom de la bonté de Dieu, favorisez mon amour; le temps fuit, et les moments les plus favorables de la vie se perdent; nos cœurs pourraient s' entendre avec le secours de signes mystérieux; et, puisque l' audace ne suffit pas, réussissons par l' adresse." 

Bernard de Ventadour, p. 55: Ben la volgra.

Mais l' un des caractères distinctifs des poésies des troubadours, caractère que nuls autres écrivains d' aucune nation n' ont offert avant eux, c' est le mélange, et je dirai la confusion des idées religieuses et des images de l' amour: cette inconvenance naïve, qui, de la part d' écrivains appartenant à d' autres temps et à d' autres mœurs, serait jugée une coupable irrévérence, offre ici une couleur locale, qui est loin de nous déplaire, et que notre sévérité n' ose condamner. Nous croyons à la sincérité des sentiments et des opinions qui ont égaré ces poètes amants; ils savaient servir à-la-fois Dieu et leur dame, et rester fidèles en même temps au culte de la religion et au culte de l' amour; pardonnons aux troubadours de les avoir unis ou confondus. Dieu, la Vierge, les anges, le paradis, sont mêlés à leurs chants amoureux, parce qu' en aimant et en chantant leurs belles, ils songeaient de bonne foi au paradis, aux anges, à la Vierge, à Dieu. Dans cette aberration littéraire, produite par les idées chevaleresques et par l' esprit du temps, on aime à reconnaître l' empreinte de la nature, l' abandon de la franchise; et, sous ces divers rapports, cette partie de leurs ouvrages est peut-être plus piquante encore que leurs autres compositions:

"Oui, vous êtes la femme la plus sincère, la plus gaie, la plus aimable, la plus parfaite, la femme qui a le plus d' attraits et de mérite. Aussi je vous aime et je ne demande pour toute récompense que le bonheur de vous aimer. Je vous chéris si tendrement, si ardemment, que nul autre objet ne peut plus trouver place dans ma mémoire. Je m' oublie sans cesse moi-même pour penser à vous; et même, quand j' adresse mes prières à Dieu, c' est votre image seule qui occupe ma pensée."

Pons de Capdueil, p. 174: Quar etz mielher.

“Chère amie! ô la plus aimable des femmes! se peut-il que je n' obtienne de vous aucune merci, quand nuit et jour, à genoux ou debout, je supplie la vierge Marie de vous inspirer quelque tendresse pour moi? Enfant, je fus élevé auprès de vous, je fus destiné à exécuter vos commandements; et que Dieu ne me favorise jamais, si j' ambitionne un autre sort. O aimable! ô bonne dame! permettez que j' imprime un baiser sur ces gants qui couvrent vos belles mains: je suis si timide, que je n' ose demander une plus grande faveur." 

Guillaume de Cabestaing, p. 116: Doncx cum seria.

“Aimable Alexandrine, Dieu mit un soin affectueux à parer votre corps de toutes les graces qui l' embellissent; on ne peut en douter, quand on a le plaisir de contempler vos brillants attraits et vos manières séduisantes." 

Giraud le Roux, p. 12: Alixandres.

“Si, pour donner une idée de la perfection, Dieu voulait rassembler en une seule dame les vertus, le mérite délicat, les manières gracieuses et les discours aimables de toutes les femmes les plus accomplies, celle à qui j' offre mes hommages aurait à elle seule de quoi fournir cent modèles de cette perfection." 

Pons de Capdueil, p. 172: Si totz los gaugz.

"Dieu s' étonna sans doute, quand je consentis à me séparer de ma dame; oui, Dieu dut me savoir bon gré de ce que pour lui je m' éloignais d' elle; il n' ignore pas que si je la perdais, je ne retrouverais jamais le bonheur, et que lui-même n' aurait pas de quoi me consoler." 

Bernard de Ventadour, p. 83: Ben s' en dec.

“Comme celui qui, laissant les feuilles de la plante, y cueille de préférence la plus agréable des fleurs, j' ai choisi dans un riche jardin une amante dont les attraits surpassent ceux de toutes les autres dames. Non, je n' en doute pas. Dieu lui-même l' a formée de sa propre beauté, et il a voulu qu' une bonté indulgente ajoutât un nouvel agrément à tant d' attraits." 

Guillaume de Cabestaing, p. 111: Aissi cum selh.

“Chanson, va vers la plus parfaite des femmes, et dis-lui que j' implore sa merci, si toutefois elle daigne me l' accorder. Je pense au rare mérite qui la distingue; qu' elle pense au tendre amour qu' elle m' inspire. 

Oh! si Dieu permet que je sois payé de retour, un désert, tant mes vœux sont ardents, un désert avec elle sera pour moi le paradis!"

Arnaud de Marueil, p. 226: Chanso vai t' en.

"Je dois être joyeux, puisque, durant le sommeil même, mon coeur goûte souvent le bonheur; ma belle me regarde avec tant de tendresse, que je rêve que c' est Dieu lui-même qui me sourit. Ah! ce seul regard de ma dame me rend plus heureux, me donne plus de jouissance que les soins affectueux de quatre cents anges qui seraient occupés de ma félicité." 

Rambaud d' Orange, p. 16: Rire deg ieu.

"Il ne vit pas, il est mort celui dont le cœur est insensible au plaisir de l' amour. Exister sans aimer, n' est-ce pas vivre seulement pour fatiguer les autres? Ah! que le Dieu tout-puissant ne me haïsse pas jusqu' à me laisser vivre, je ne dis pas un mois, mais un seul jour, si jamais, ennuyeux et ennuyé, je n' étais plus capable de sentir le bonheur d' aimer." Bernard de Ventadour, p. 45: Ben es mortz.

"J' ai sans cesse présent à ma pensée et à mon cœur votre figure ravissante, votre doux sourire, la blancheur, l' élégance, toutes les graces de votre corps. Ah! si je m' occupais autant de Dieu, si j' avais pour lui un attachement aussi pur, sans doute avant la mort, oui, pendant ma vie même, il m' admettrait dans le paradis.”

Guillaume de Cabestaing, p. 115: En sovinensa.

"O ma tendre amie! quand le doux zéphir souffle venant des lieux chéris que vous habitez, il me semble que je respire un parfum de paradis. 

Oh! pourvu que je jouisse du charme de vos regards, du bonheur de vous contempler, je n' aspire pas à d' autre faveur. Je crois posséder Dieu lui-même." Bernard de Ventadour, p. 84: Quan la doss' aura.

“Et quand je parle de mon bonheur, ne l' imputez pas à orgueil: je chéris ma dame de l' amour le plus tendre, je lui adresse les vœux les plus ardents, et si la mort se présentait tout-à-coup, je demanderais bien moins à Dieu de m' accueillir dans son paradis, que de m' accorder la grace et l' occasion de passer une nuit entière dans ses bras."

Le Vicomte de Saint-Antonin, App.: E s' ieu en dic.

“Oui, j' en jure les saints évangiles; André de Paris, Floris, Tristan, ni Amelis, n' eurent jamais une passion aussi pure, aussi fidèle que la mienne; depuis que je consacrai mon cœur à ma dame, je ne récite jamais un PATER NOSTER, qu' avant d' ajouter QUI ES IN COELIS, mon esprit et mon cœur ne s' adressent à elle." 

Hugues de la Bachélerie, p. 342: Qu' ie us jur.

"Si le roi Alphonse, redouté par les Mahométans; si les puissants princes de la chrétienté assemblaient une armée contre le paganisme des traîtres Sarrasins, ils serviraient utilement la cause de Dieu; et pourvû que l' un d' eux emmenât avec soi certain mari jaloux qui tient sa femme enfermée sous clef, il n' est sorte de péché qui ne leur fût pardonné." Guillaume Adhémar, p. 197: Si 'l Reys.

“Puisque les promesses et les gages d' amour que nous nous sommes réciproquement donnés, pourraient, après notre rupture, porter malheur à de nouveaux attachements, allons ensemble devant le prêtre; qu' il consacre nos pactes. Déliez-moi de mes engagements, je vous délierai des vôtres; et, cette cérémonie achevée, chacun de nous aura le droit de se permettre un autre amour. Si, par mes emportements jaloux, j' ai eu le tort de vous offenser, pardonnez-moi; de mon côté, je vous pardonnerai sincèrement: un pardon serait inutile, s' il n' était accordé avec franchise." Pierre de Barjac, p. 243: E si 'l jurars.

"Elle était si sage et si pure dans toutes ses actions et dans tous ses discours, que je croirais l' offenser en priant Dieu de la recevoir dans son saint paradis. Ah! si je soupire, si je gémis, ce n' est pas que je craigne que Dieu ne lui ait accordé le repos de la glorieuse félicité; à mon avis, sans elle, il manquerait au paradis même une sorte de perfection de graces; aussi je ne doute pas que Dieu ne l' ait placée au milieu même de sa gloire; et quand je pleure, ce n' est que parce que je suis séparé d' elle.” (1) Boniface Calvo, p. 447: Tant.

(1) Qu' on ne soit pas étonné de l' inconvenance de telles idées, elles pouvaient s' associer à des principes religieux.

On trouve en France et bien postérieurement de pareilles inconvenances dans les pensées et dans les discours des personnages les plus remarquables.

La Hire allait avec le comte de Dunois pour faire lever le siége de Montargis en 1427:

“Quand La Hire approcha du siége, il trouva un chapelain auquel il dit qu' on lui donnast hâtivement l' absolution, et le chapelain lui dit qu' il confessast ses péchés. La Hire lui répondit qu' il n' aurait pas loisir, car il fallait promptement frapper l' ennemi, et qu' il avait fait ce que gens de guerre ont accoutumé de faire; sur quoi le chapelain lui bailla l' absolution telle quelle; et lors La Hire fit sa prière à Dieu en disant en son gascon, les mains jointes: Dieu, je te prie que tu fasses aujourd'hui pour La Hire autant que tu voudrais que La Hire fist pour toi, s' il était Dieu et que tu fusses La Hire. Et il cuidait très bien prier et dire." 

Sainte-Palaye, cinquième mémoire sur l' ancienne chevalerie.


Je ne donnerais peut-être qu' une idée imparfaite du mérite des troubadours, si je me bornais à rassembler sous un point de vue commun quelques fragments isolés, quelques passages choisis de leurs poésies.

Je crois donc utile de traduire en entier un petit nombre de pièces de la collection, afin de faire juger le talent qu' on remarque assez souvent dans leurs compositions.

La Comtesse de Die, abandonnée de son amant, s' exprime ainsi:

"Le sujet de mes chants sera pénible et douloureux. Hélas! j' ai à me plaindre de celui dont je suis la tendre amie; je l' aime plus que chose qui soit au monde; mais auprès de lui, rien ne me sert, ni merci, ni courtoisie, ni ma beauté, ni mon mérite, ni mon esprit. Je suis trompée, je suis trahie, comme si j' avais commis quelque faute envers lui.

Ce qui du moins me console, c' est que je ne vous manquai jamais en rien, ô cher ami, dans aucune circonstance! Je vous ai toujours aimé, je vous aime encore plus que Seguin n' aima Valence; oui, je me complais à penser que je vous surpasse en tendresse, ô cher ami! comme vous me surpassez en brillantes qualités. Mais quoi! vos discours et vos manières sont sévères envers moi, tandis que toutes les autres personnes trouvent en vous tant de bonté et de politesse!

Oh! combien je suis étonnée, cher ami, que vous affectiez envers moi cette sévérité; pourrais-je n' en être pas affligée? Non, il n' est pas juste qu' une autre dame m' enlève votre cœur, quelles que soient pour vous ses bontés et ses manières. Ah! souvenez-vous du commencement de notre amour; Dieu me garde que la cause d' une rupture vienne de moi!

Le grand mérite que vous avez, la haute puissance qui vous entoure, me rassurent. Je sais bien qu' aucune dame de ces contrées ou des contrées

lointaines, si elle veut aimer, fait, en vous préférant, le choix le plus honorable: mais, ô cher ami, vous vous connaissez en amour, vous savez

quelle est la femme la plus sincère et la plus tendre; souvenez-vous de nos accords!

Je devrais compter sur mon mérite et sur mon rang, sur ma beauté, encore plus sur mon tendre attachement; aussi je vous adresse, cher ami, aux lieux où vous êtes, cette chanson, messagère et interprète d' amour; oui, mon beau, mon aimable ami, je veux connaître pourquoi vous me traitez d' une manière si dure, si barbare? Est-ce l' effet de la haine? est-ce l' effet de l' orgueil?

Je recommande à mon message de vous faire souvenir combien l' orgueil et la dureté deviennent quelquefois nuisibles."

Comtesse de Die, p. 22: A chantar m' er.


Je ne crois pas que jamais l' élégie amoureuse ait mis autant de grace et d' abandon à exprimer une affection aussi tendre et aussi passionnée. 

C' est le sentiment le plus vrai, le plus exquis qui a dicté cette pièce. 

J' avoue que j' ai essayé vainement d' en offrir une traduction: le sentiment, la grace, ne se traduisent pas; ce sont des fleurs délicates dont il faut respirer le parfum sur la plante; leur odeur s' exhale, leur éclat se ternit à l' instant qu' on les détache de la tige maternelle.

Que l' on compare cette pièce avec celle de Sapho, et l' on aura une idée juste du caractère de la littérature classique et du caractère de la littérature que créèrent les troubadours. L' amante de Phaon cède à l' entraînement de l' amour, mais de l' amour tel qu' une femme l' éprouvait dans ces temps où la sensibilité était toute matérielle, où la civilisation n' admettait point encore les femmes à faire l' ornement de la société. L' amante du chevalier parle un autre langage; c' est le cœur, le cœur seul qui s' abandonne; sa sensibilité est toute intellectuelle. Cette femme, aussi tendre que passionnée, ne demande à l' amour que l' amour même.

Voici une chanson de Bertrand de Born:

“Belle dame, puisque vous n' avez plus aucun égard pour moi, puisque vous m' avez abandonné sans que j' aie donné sujet à vos rigueurs, je ne sais à qui adresser mes plaintes; jamais je ne pourrai recouvrer ailleurs le bonheur que j' espérais de vous. Ah! si, comme je le pense, je ne trouve une dame qui ait le mérite de celle que j' ai perdue, je ne veux plus avoir désormais d' amie. Puisque je ne puis rencontrer une dame qui vous égale en beauté, en mérite, en nobles sentiments, en amabilité, une dame qui ait une aussi belle tenue, une gaieté aussi franche, et tant de sincérité dans les manières, j' irai de tous côtés rassembler quelque belle qualité de chaque dame pour en composer une dame parfaite, jusqu' à ce que je trouve une autre vous-même.

Belle Sembelis, j' emprunte de vous cette fraîcheur qui embellit votre visage d' une couleur si naturelle; je prends aussi votre regard tendre et amoureux, et je vous laisse encore de brillants avantages, puisque vous ne manquez d' aucun de ceux qui distinguent les femmes. Je demande à la dame Elis sa conversation aimable, sa piquante gaieté; qu' elle m' accorde son secours pour orner ma dame des agréments que je recherche, et alors cette dame brillera par la délicatesse de son esprit et par la grace de ses discours.

Je prie la vicomtesse de Chales de m' accorder son cou d' albâtre et ses deux belles mains; après je vais ailleurs, et j' arrive sans détour à Roche-chouart; je demande à la belle Agnès ses cheveux, plus remarquables assurément que ceux qui firent la renommée d' Yseult, la dame de Tristan.

Quoique la belle Audiart soit sévère envers moi, je lui emprunterai la gentillesse de ses manières; aussi-bien elle est la plus gracieuse des dames: sa tendresse est aussi constante que sincère: et je demande à PLUS QUE BIEN la beauté de son corps parfait, afin que je goûte en son entier le bonheur de tenir ma dame entre mes bras.

Je prie la dame Faidit de m' accorder un autre don, ses belles et blanches dents, sa manière engageante d' accueillir le monde et les réponses affables qu' elle fait avec tant de grace aux personnes qui sont dans sa cour. Je veux que MON BEAU MIROIR m' accorde sa gaieté et son noble extérieur, et l' art avec lequel elle sait faire valoir les belles qualités qu' on remarque en elle, qualités qui ne se démentent jamais.

Beau Seigneur, je ne vous demande que de sentir auprès des autres dames les mêmes desirs que j' éprouve auprès de vous; un amour effréné me saisit; mon cœur en est si tourmenté, que je préfère vos refus aux plus grandes faveurs que d' autres daigneraient m' accorder. Hélas! cette belle dame, pourquoi me repousse-t-elle lorsqu' elle sait que j' ai pour elle une passion si violente?

Papiol, tu iras vers mon Aziman, tu lui diras dans ta chanson que l' amour est méconnu, et qu' il n' a plus même de pouvoir en ces lieux.” 

Bertrand de Born, p. 139: Domna puois.


On aimera sans doute à comparer à cette chanson de Bertrand de Born une chanson d' Elias de Barjols, qui en fait le pendant:

“Belle Gazans, si vous le daigniez, il serait temps que votre cœur si généreux, si bon, si indulgent, si digne d' être assorti à un autre cœur, cédât aussi aux lois de l' amour. Puisque personne n' a le courage de vous le dire, ou manque de talent pour vous le dire dignement, j' ose vous faire à ce sujet un message.

Je sais qu' il vous conviendrait d' avoir un noble et généreux ami, tel qu' il parût parfait et accompli dans toutes ses qualités, tel enfin que je vous le choisirais: j' en composerai donc un qui soit digne de vous; je choisirai parmi les qualités des cavaliers les plus aimables, jusqu' à ce que la réunion de ces qualités vous offre un amant parfait.

Qu' Aimars me donne sa politesse, Trincaléon ses agréments, Randon sa générosité, Le Dauphin ses réponses obligeantes, Pierre de Mauléon sa plaisanterie délicate, Brian sa bravoure, et Bertrand son bon esprit.

Beau Castellan, je desire votre courtoisie; je voudrais emprunter d' Ebles sa magnificence dans les repas, de Miraval ses chansons, de Pons de 

Capdueil sa gaieté, de Bertrand de la Tour sa droiture; j' ambitionne sur-tout d' obtenir son estime.

O chère dame! un tel amant empressé et amoureux, bien fait, gai, et plein de loyauté, serait accompli, il faudrait bien qu' il vous aimât, et que vous l' aimassiez; vous seriez l' un et l' autre des modèles de perfection; seulement vous auriez soin de ne pas prêter l' oreille aux discours des lâches médisants.” Elias de Barjols, p. 351: Belhs Guazans.

Faut-il prononcer entre ces deux pièces dont le cadre est le même? Il me semble que celle d' Elias de Barjols l' emporte du côté du sentiment; elle a un caractère plus sincère, plus vrai dans sa galanterie on voit trop que Bertrand de Born a voulu faire la cour à plusieurs femmes; mais Elias de Barjols n' a voulu plaire qu' à une seule.

On aura remarqué dans plusieurs passages, et surtout dans la pièce de Bertrand de Born, que les troubadours ne parlaient ordinairement de leurs dames que sous des noms supposés; cette discrétion chevaleresque, sans nuire au plaisir que goûtaient celles qui étaient les objets de leurs chants, y ajoutait le charme piquant du mystère, et trompait plus aisément la jalousie et l' envie. 

(1: Ainsi Pierre Rogiers appelait Tort n' Avets Ermengarde, vicomtesse de Narbonne.

Bernard de Ventadour célébrait la vicomtesse Agnès de Montluçon sous le nom de Bel Vezer (: Belver); il donnait le nom de Conort à Éléonore, duchesse de Normandie.

Arnaud de Marueil appelait de même Bel Vezer, Bel Regard, Gen Conquis, Adélaïde, comtesse de Béziers.

Folquet de Marseille sous le nom de MON PLUS LEIAL déguisait probablement le nom d' Azalaïs de Roquemartine, femme de Barral, vicomte de Marseille.

Pons de la Garde chantait la comtesse de Burlas, Adélaïde de Toulouse, sous le nom de TOT MI PLATZ.

Rambaud de Vaqueiras, ayant aperçu à la dérobée Béatrix, sœur de Boniface, marquis de Montferrat, se jouant avec l' épée de son frère qu' il avait laissée dans son appartement, désigna depuis cette dame par le nom de Bels Cavaliers.

Richard de Barbezieux chantait la femme de Geoffroi de Touai sous les noms de Mielhs de Domna, Miels de Valor, Miels de Beutat. Etc. etc.)


Les troubadours s' exercèrent avec succès dans le genre de l' épître légère; Arnaud de Marueil y a excellé; une abondante facilité, un aimable abandon, une grande aisance dans les expressions et dans les rimes caractérisent cette sorte d' ouvrages dont le ton est moins élevé et la versification moins sévère que dans les autres pièces.

“Dame, plus aimable que je ne puis l' exprimer, pour qui souvent je soupire et je pleure, un de vos adorateurs, un adorateur fidèle et sincère, et vous pouvez aisément le reconnaître, vous adresse ses vœux et ses salutations...

Amour m' a commandé de vous écrire ce que ma bouche n' ose vous déclarer, et quand l' amour ordonne, je ne sais opposer ni refus ni délai...

Le desir que j' ai de vous voir me tient le cœur si oppressé, que, cent fois le jour, cent fois la nuit, je demande à Dieu qu' il m' accorde ou la mort ou votre tendresse, et si Dieu me l' accorde, vous savez que je vous appartiens cent fois plus à vous qu' à moi-même; c' est à vous, à vous seule que je dois tout ce que je fais, tout ce que je dis de bien...

Je passe la journée dans des angoisses, et la nuit je souffre encore davantage. Quand je suis couché, quand je crois enfin goûter quelque repos, pendant que tous mes compagnons dorment, et que tout est dans le calme et le silence, moi, je m' agite, je me tourne, je me roule, je pense, je repense, et je soupire; tantôt je me lève en mon séant, tantôt je me recouche et je m' étends, après je m' appuye sur le bras droit, puis je me jette sur le gauche; je me découvre tout-à-coup, et soudain je me couvre encore; et quand j' ai ainsi passé d' agitations en agitations, j' élève à-la-fois mes deux bras; alors le cœur triste et les yeux baissés, les mains jointes, je me tourne vers le pays où je sais que vous êtes. Voilà ce qui m' occupe, vous pouvez aisément vous en assurer. O dame aussi bonne que belle, votre fidèle amant ne verra-t-il jamais, durant sa vie, l' instant heureux, où, soit en cachette, soit sans mystère, vous serrant étroitement dans ses bras, caressant doucement vos yeux et votre bouche, il fasse de cent baisers prolongés un seul baiser d' amour!” Arnaud de Marueil, p. 199: Dona genser.


Je ne dissimulerai pas qu' il s' est trouvé un petit nombre de troubadours qui ont profané et leurs talents et leur courtoisie, tantôt en composant des poésies grossièrement licencieuses, tantôt en cédant à des mouvements de dépit, de jalousie contre leurs belles.

Voici comme s' exprime l' un de ces amants irrités: 

“Je ne dis point que je meurs d' amour pour la plus aimable des dames, et que, nuit et jour, mon cœur languit pour elle: je ne la supplie point, je ne l' adore point; ni mes vœux ni mes desirs ne la poursuivent. Je ne lui rends pas les devoirs d' homme-lige; je ne me consacre ni ne me donne point à elle. Je ne me déclare point son serf; mon cœur ne lui est point laissé en gage; je ne suis ni son prisonnier ni son captif; mais je dis, mais je proclame que je suis échappé de ses fers.” 

Pierre Cardinal, p. 439: Ni dic qu' ieu muer.

Quelques-uns affectaient de regretter le bon vieux temps.

“Cette courtoisie, jadis si vantée, elle a disparu: quand j' y songe, j' en suis par-fois si affecté, que je me refuse à la joie; entre les amants et les belles, il s' est établi une lutte publique à qui trompera plus hardiment. Tous croient trouver leur avantage à tromper; rien ne les arrête, ni les circonstances, ni les personnes, ni les moyens.

Dans le temps de la vraie courtoisie, si une belle accordait, en présent d' amour, un simple cordon, c' était pour l' amant un bonheur, une reconnaissance, un ravissement inexprimables. Dans ce temps-ci, un mois d' épreuve semble durer deux fois plus qu' une année entière, alors que l' amour régnait avec candeur. Il est pénible de voir ce qu' est aujourd'hui la courtoisie, après avoir connu ce qu' elle fut autrefois.” 

Aimeri de Peguilain, App.: Quar es de son loc.

Il est tel troubadour qui, lors d' une rupture avec son amante, s' est exprimé avec ce ton leste et railleur qui annonce et la dépravation du cœur et la corruption de l' esprit, ou du moins la coupable et sotte vanité d' en faire parade. Croirait-on que les vers suivants sont du XIIe siècle?

“Tout franchement, belle dame, je viens devant vous recevoir, sans inquiétude, mon congé pour toujours. Je vous conserve une grande reconnaissance pour les bontés que votre amour daigna m' accorder, tant que j' eus le bonheur de vous plaire; maintenant, puisque je n' ai plus ce bonheur, il est juste que, si vous voulez vous procurer un amant qui fasse mieux votre plaisir et votre avantage, je ne m' y oppose point. Soyez assurée que je ne vous en voudrai pas, mais nous vivrons poliment et gaiement entre nous, et nous serons comme si de rien n' eût été.” (1) Pierre de Barjac, p. 242: Tot francamen.

(1) La locution existe dans l' original; un manuscrit porte:

Et estarem cum si de re no fos. - Et serons comme si de rien ne fût.


Ces poëtes aimables ne se bornaient pas à célébrer leurs dames, à chanter les plaisirs, les tourments et les regrets de l' amour.

J' ai annoncé que je donnerais une idée de la manière dont ils avaient exprimé leurs sentiments et leurs opinions dans les autres genres qui n' étaient pas consacrés à la tendresse.

On trouve souvent dans leurs ouvrages des traits philosophiques tels que le suivant:

“Chacun doit savoir que la richesse, les honneurs et la sagesse du monde ne peuvent nous défendre contre la mort. Du jour qu' il naît, l' homme commence à mourir; celui qui vit le plus long-temps fait de plus longs efforts pour atteindre au terme fatal. Insensé donc l' homme qui place son espoir dans la vie mortelle! 

Gaucelm Faidit, t. 4 (*): Cascus hom.

(*) Ce renvoi indique le commencement de la pièce qu' on trouvera dans le quatrième volume de la collection.


Voici des fragments d' une pièce, dont le cadre heureux et les détails piquants semblent n' appartenir qu' à ces époques où la philosophie s' associe habilement aux graces de l' esprit et à l' art de la composition.

“Raison me dit avec grace et douceur que je mette de la sagesse dans ma conduite; Folie s' y oppose, assurant que, si je me fie trop à sa rivale, je n' obtiendrai jamais aucun avantage.

Raison m' a donné des leçons telles, qu' en les suivant, je puis me garder de dommage, d' erreur, de la passion du jeu et de beaucoup de soucis; si je desire quelque chose ardemment, je puis cacher ou réprimer mon desir.

Folie m' ôte la réflexion et me dit que, par trop de rudesse envers moi-même, je ne dois pas captiver mes volontés; que, si je profite des occasions, je ne suis pas coupable.

Raison m' avertit de ne pas faire la cour aux dames, de ne pas m' enflammer pour elles; ou si je veux m' attacher à quelqu' une, de faire un choix prudent, car si je m' éprends de toutes celles que je rencontre, bientôt j' aurai trouvé ma perte.

Folie m' impose une autre loi; elle veut que je me livre aux caresses, aux embrassements, aux ébats, comme la passion me le conseille; car si je ne me procure les plaisirs qui dépendent de moi, autant vaut-il que je m' enferme dans un monastère.

Raison me dit: Ne sois point avare; ne te tourmente point à amasser de grandes richesses; ne prodigue pas, en dons indiscrets, celles que tu possèdes; en effet, si je donnais tout ce qu' il me plairait, à quoi me serviraient enfin mes largesses?

Folie vient à côté de moi, et me dit, en me tirant par le nez: Ami, peut-être demain tu mourras, et quand tu seras étendu dans le tombeau, de quoi te serviront tes richesses?

Raison me dit tout bas et avec douceur, que je jouisse lentement et modérément; et Folie me dit: A quoi bon? hâte-toi, jouis autant que tu le pourras, le terme fatal approche.”

Garins le Brun, t. 4: Nueg e jorn.


Quand le troubadour avait à consacrer, par de justes et honorables regrets, la mémoire des princes, des grands qui avaient mérité son attachement et l' estime publique, sa lyre plaintive et éloquente s' élevait au ton de l' ode; on en jugera par cette pièce que Gaucelm Faidit composa sur la mort du roi Richard, arrivée en 1199.

“O qu' il est dur, qu' il est pénible d' avoir à retracer dans mes chants le plus grand malheur, le chagrin le plus sensible que j' aie jamais éprouvé! événement fatal, dont j' aurai à gémir et à pleurer durant le reste de mes jours! il est mort celui qui était le chef et le père de la bravoure, ce roi vaillant, Richard, roi des Anglais. O dieu! quelle perte! quel dommage! quel mot affreux! qu' il est douloureux à prononcer! ah! celui-là est insensible qui l' entend sans verser des larmes.

Il est mort, ce roi vaillant! non, depuis mille ans, personne n' avait vu, moi-même je n' avais vu de ma vie un prince aussi brave dans les combats, aussi noble dans les manières. Richard était libéral, hardi, courageux, bienfaisant; je ne crois pas que cet Alexandre, qui vainquit Darius, ait fait admirer une largesse, une générosité aussi magnifiques, ni que Charlemagne ou Artus ait montré une bravoure aussi distinguée. Si l' on veut en dire la vérité, on avouera qu' il réussissait à captiver tout le monde, les uns par la terreur de son nom, les autres par la grace de ses bienfaits.

Je m' étonne que, dans ce siècle faux et avaricieux, il se trouve encore quelque homme prudent et courtois, puisque ni les discours sages, ni les actions généreuses ne servent plus de rien. Et pourquoi ferait-on beaucoup d' efforts, pourquoi même en ferait-on un peu? la mort ne nous montre-t-elle pas aujourd'hui tout son pouvoir? par un seul de ses coups, elle a ravi ce qu' il y avait de meilleur sur la terre, tous les biens, toutes les joies, toutes les gloires; et quand nous voyons que tant de vertu et de mérite ne garantissent pas de la mort, pourquoi la redouterions-nous pour nous-mêmes?

Hélas! roi brave et généreux! que deviendront désormais les combats, ces tournois nombreux et brillants, ces cours magnifiques, les libéralités, les présents riches et multipliés, puisque vous leur manquez, vous qui en étiez le chef et l' ornement? et quelle sera sur-tout l' infortune des serviteurs dévoués qui vous avaient consacré leur fidélité, et qui attendaient de vous leur juste récompense? quel sera le sort de ceux que vous aviez élevés en puissance et en dignité? il ne leur restera plus qu' à mourir de douleur.

Oui, ils auront une vie malheureuse et pire que la mort; une douleur éternelle les poursuivra par tout. Et ces païens, ces Sarrasins, ces Turcs, ces Persans qui vous redoutaient plus qu' homme qui eût jamais paru sur la terre, accroîtront à-la-fois leur insolence et leur pouvoir. La délivrance du Saint-Sépulcre devient désormais plus difficile: Dieu le veut donc ainsi! car si ce n' était sa volonté, vous vivriez, ô grand roi, et certainement vos succès les eussent chassés de la Syrie.

Ah! je n' espère plus qu' il se trouve des rois et des princes capables et dignes de conquérir les saints lieux; et s' il s' en trouve encore, ceux qui vous succéderont dans cette illustre et pénible expédition, auront à connaître quel fut votre amour pour la gloire; quelle renommée acquirent vos deux vaillants frères, Henri le roi JEUNE et l' aimable comte Geoffroi. Quiconque agira en place de vous trois, doit posséder une bravoure inébranlable et une sagesse habile qui sache entreprendre et achever les exploits les plus éclatants.”

Gaucelm Faidit, t. 4: Fortz chausa est.

Ce chant funèbre n' a-t-il pas tous les caractères de l' ode? ferai-je remarquer avec quel art heureux, le troubadour, lorsqu' il consacre ses regrets de la perte de Richard, tâche de rendre ces regrets utiles; et comment, en s' adressant à ceux qui doivent partager ses sentiments, il ramène leurs idées et leurs desirs vers le devoir pressant de concourir à la délivrance du Saint-Tombeau?

C' est surtout dans les sirventes que les troubadours manifestèrent leurs sentiments les plus intimes, leurs opinions les plus hardies. Quelques passages que je traduirai feront connaître le ton sévère et injurieux de leurs censures. On croira aisément que, si elles ne furent pas toujours injustes, du moins elles furent souvent exagérées. Les sirventes donnent une idée plus particulière des mœurs, des opinions, des préjugés du temps; un historien judicieux et habile discernerait sans doute, dans ces peintures plus ou moins chargées, les couleurs qui appartiennent à la

vérité.

Par-fois, l' éloge consacré à un illustre personnage, n' était qu' un prétexte pour insulter les princes et les grands. Quand Sordel fait une complainte sur la mort de Blacas, son bienfaiteur et son ami, également célèbre comme guerrier et comme troubadour, il débute ainsi:

“Je consacre à la gloire de Blacas cette complainte non étudiée, telle que me l' inspirent la tristesse et la douleur. Certes, j' ai raison d' être affligé: en lui j' ai perdu à-la-fois un digne seigneur et un bon et véritable ami; avec lui ont péri tous les avantages brillants de la valeur. Cette perte est immense; je n' espère pas qu' elle puisse jamais être réparée, à moins qu' on ne fasse de son cœur un utile partage; oui, qu' on le divise entre ces princes et ces barons qui vivent comme des lâches; et, par ce moyen, ils auront tous du coeur à suffisance.” 

Sordel, t. 4: Planher vuelh.

Sordel fait ensuite la censure la plus amère des divers rois et princes, auxquels il croit nécessaire d' assigner une part du cœur de Blacas; 

c' étaient Frédéric II, empereur; Louis IX, roi de France; Henri III, roi d' Angleterre; Ferdinand III, roi de Castille; Jacques Ier, roi d' Aragon; Thibaud, comte de Champagne, roi de Navarre; Raimond VII, comte de Toulouse; Raimond Berenguer V, qui fut le dernier comte de Provence de la maison de Barcelonne.

Cet ouvrage obtint un grand succès; il le dut autant à l' audace ou au courage du poëte qui traduisait au tribunal de l' opinion publique tous les princes contemporains, qu' au mérite de Blacas, dont le nom glorieux servait de prétexte pour insulter tous ces princes que sa loyauté eût sans doute défendus contre les attaques de son panégyriste.

Quelquefois le succès d' un troubadour fournissait aux autres l' occasion de traiter le même sujet sous une forme différente; la pièce de Sordel donna lieu à deux sirventes, l' un de Bertrand d' Alamanon, l' autre de Pierre Bremond. (1: Voyez ces pièces t. 4.

Bremond de Ricas-Novas choisit un autre cadre: “Puisque, dit-il, Sordel et Bertrand ont fait le partage du cœur de Blacas, je ferai le partage de son corps.”

Considérant ce corps comme une relique, comme un corps saint, il le répartit entre les peuples de diverses contrées, et cette distribution devient une satire.)


Bertrand d' Alamanon renchérit sur le premier ouvrage. Selon lui, ce serait en vain qu' on ferait le partage du cœur de Blacas; cinq cents cœurs comme le sien ne suffiraient pas pour donner de la bravoure à ces princes qui en manquent; il vaut mieux partager ce cœur entre les dames les plus méritantes; le poëte fait donc ce partage entre les dames qu' il désigne, la comtesse de Provence, la comtesse de Béarn, la comtesse de Viannes, la belle de la Chambre, la comtesse de Rhodez, la dame Rimbaude de Baux, la dame de Lunel, la belle de Pinos; et il termine sa pièce par ces mots: “que dieu le glorieux accepte l' ame de Blacas; son cœur est avec les dames auxquelles il ambitionnait de plaire.” Ce penchant à la satire, ce desir effréné de se distinguer par des personnalités hardies, par d' illustres inimitiés, n' empêcha point les troubadours de rendre loyalement justice aux talents et aux succès de leurs émules de gloire. J' avouerai toutefois que Pierre d' Auvergne attaqua par un sirvente la plupart des troubadours qui avaient le plus de droit aux hommages de leurs contemporains et à l' estime de la postérité, et qu' il trouva un malheureux et coupable imitateur dans Le Moine de Montaudon.

Il est vrai que ces deux satiriques visèrent bien moins à rabaisser le mérite littéraire des autres troubadours qu' à les humilier par des reproches ou injustes ou indécents. Circonstance remarquable! l' un et l' autre s' est dénigré soi-même dans son sirvente. Ne pourrait-on pas en conclure que la grossière causticité de leurs satires était à leurs propres yeux un jeu d' esprit que l' état de la société et l' extrême licence des opinions faisaient sans doute tolérer?

Parmi les nombreux exemples de la satire personnelle dirigée contre les princes et les grands, je choisis celle que se permit Elias Cairel, quand il voulut reprocher à l' héritier de Boniface II, au marquis de Montferrat, le peu d' ardeur qu' il mettait à se montrer digne de son prédécesseur, dont il abandonnait les droits et l' héritage lointain, pour vivre obscur et tranquille à Montferrat.

“Marquis, je veux que les moines de Cluny fassent de vous leur capitaine, ou que vous soyez abbé de Cîteaux, (: Císter) puisque vous avez le cœur assez pauvre pour aimer mieux une charrue et deux boeufs à Montferrat qu' un royaume dans un autre pays. On peut bien dire que jamais fils de léopard ne dégénère jusqu' à se tapir dans un terrier à la manière des renards.

Sans employer ni pierriers ni machines de guerre, vous pourriez posséder le royaume de Thessalonique et plusieurs châteaux d' autres pays qu' il est inutile de nommer. Marquis, je vous en conjure, pensez que Roland et son frère, le marquis Guy et Renaud son confrère, les Flamands, les Français, les Bourguignons, les Lombards, que tous osent dire que vous semblez bâtard.” 

Elias Cairel, t. 4: Pus chai la fuelha.

Quelquefois ils attaquaient des classes de la société:

“Je vois les légistes commettre des fautes graves; ils sont habiles dans l' art de tromper, de séduire: par cet art coupable, le bon droit est anéanti. Le tort paraît la justice; ainsi ils causent la perte des ames, et ils se perdent tous eux-mêmes; oui, dévoués à l' enfer, ils y subiront, avec les autres damnés, des tourments intolérables et des peines sans fin.”

Pons de la Garde, t. 4: D' un sirventes. - A legistas.

Mais c' est sur-tout contre les prêtres que les troubadours exercèrent souvent leur humeur satirique, leur âpre malignité:

“Je parlerai d' abord de l' église; au mépris des plus saintes lois, elle trompe; et c' est ce qu' elle a tort de faire. Cédant à la cupidité qui la domine, elle met à vil prix le pardon de tous les crimes. Les prêtres répètent sans cesse dans la chaire qu' il ne faut point desirer les biens terrestres; mais ils sont inconséquents; ils défendent la rapine et le blasphême, et ils s' en rendent coupables; malheureusement c' est sur leur exemple que se façonne notre siècle. 

Pons de la Garde, t. 4: D' un sirventes. - De la gleisa.

“Les prêtres tentent de prendre de toutes mains, quoi qu' il puisse en coûter de malheurs: l' univers est à eux, ils s' en rendent les maîtres; usurpateurs envers les uns, généreux envers les autres, ils emploient les indulgences, ils usent d' hypocrisie, ils donnent des absolutions, ils font faire bonne chère; ici ils ont recours aux prières, là ils poursuivent par des coups meurtriers; ils séduisent les uns avec Dieu, et les autres avec le diable.”

Pierre Cardinal, t. 4: Un sirventes fas.

“Les prêtres se sont faits les inquisiteurs de nos actions; ce n' est point ce que je blâme; mais ils jugent selon leur caprice, voilà ce dont je les accuse.

Qu' ils détruisent l' erreur, je le desire; mais que ce soit sans animosité et par la douce persuasion; oui, qu' ils ramènent ainsi avec bonté ceux qui se sont déviés de la foi; qu' on accorde grace et miséricorde à quiconque se repent, et que la modération soit telle que l' innocent et le coupable n' y perdent pas également leur fortune.

Quelle folie! ils prétendent que les étoffes d' or ne conviennent point aux dames; ah! si les dames ne commettent d' autre mal, si elles n' en sont pas plus orgueilleuses, une élégante parure ne leur fera point perdre les graces et les bontés de Dieu. Ceux qui remplissent leurs devoirs envers Dieu, ne lui déplaisent point, parce qu' ils sont magnifiques dans leurs vêtements; et les prêtres, les moines, par leurs habits noirs ou par leurs frocs blancs, n' obtiendront pas les faveurs de Dieu, s' ils n' ont d' autre mérite que leur habit.

Sirvente, va vers le preux comte de Toulouse, qu' il se rappelle ce que lui ont fait les gens d' église, et qu' il sache à l' avenir se garantir de leurs projets.” G. de Montagnagout, t. 4: Del tot. - Ar se son.

Guillaume de Montagnagout adresse son sirvente au comte de Toulouse. J' ai précédemment annoncé que plusieurs troubadours prirent avec autant de constance que de générosité le parti des victimes accablées par les puissances du siècle et par celles de l' église. Ils exercèrent noblement ce grand et noble ministère de justice et de protection, et la postérité ne peut qu' applaudir à leur courage et à leur dévouement; mais il est très vraisemblable que l' esprit de parti, le sentiment même de la pitié qu' inspirait le sort des victimes, dictèrent quelquefois des chants trop hardis et des plaintes trop exagérées.

“O Rome! nous savons, à ne pas en douter, qu' avec le leurre d' une fausse indulgence, vous avez livré à l' infortune les barons français et le peuple de Paris. C' est vous qui avez été cause de la mort du bon roi Louis (1: Louis VIII.), lorsque vos prédications exaltées l' ont amené dans nos climats.” 

Guillaume Figueiras, t. 4: D' un sirventes. - Roma veramen.

“O Rome! telle est la grandeur de votre crime, que vous méprisez et Dieu et les saints. Rome fourbe et trompeuse! vous gouvernez si injustement, qu' auprès de vous se cache et se réunit toute ruse, toute mauvaise foi; et c' est ce qui vous rend si injuste envers le comte Raimond.” Guillaume Figueiras, t. 4: D' un sirventes. - Roma tan.

“Les jacobins n' ont d' autres soucis que de disputer quel vin est le meilleur; ils ont établi une cour pour prononcer sur la préférence. Quiconque ose les blâmer est condamné comme Vaudois: hardis inquisiteurs, par leur ardeur à pénétrer nos secrets, ils se rendent toujours plus redoutables.” 

Pierre Cardinal, App.: Mas jacopi. 

Il s' en faut de beaucoup que ces citations offrent les passages les plus hardis, et les plus violents des nombreux sirventes que les troubadours lancèrent contre le clergé et contre la cour de Rome; mais il m' aura suffi d' en donner une idée; j' ai voulu indiquer plutôt l' usage que l' abus du talent courageux que montraient les troubadours dans des temps difficiles où la publicité de leurs opinions pouvait avoir une grande influence sur les opinions de leurs contemporains.

Parmi les sentiments que ces poëtes eurent occasion d' exprimer dans leurs chants, on doit remarquer l' enthousiasme presque féroce avec lequel ils ont par-fois célébré les malheurs de la guerre; on croit entendre ces fameux scaldes qui, inaccessibles à la pitié comme à la crainte, excitaient aux combats les fiers enfants du nord, les fanatiques sectateurs d' Odin, et par l' horrible tableau du carnage, disposaient, les coeurs et les yeux des guerriers à braver l' horreur véritable des succès sanglants.

“Quel plaisir! les coureurs qui précèdent l' armée chassent devant eux gens et troupeaux; et aussitôt s' avance un nombre imposant de gens d' armes qui serrent leurs rangs. Mon cœur se réjouit au siége des châteaux les mieux fortifiés, quand les barrières sont rompues et renversées, quand sur la plaine s' étend une troupe nombreuse qu' entourent et protégent des fossés profonds, des retranchements et des pieux fortement entrelacés.

Bertrand de Born: E platz (*: Voyez ci-après la pièce Be m play, à l' article Sirvente.)

“C' est pour moi un beau spectacle que de voir les bouviers et les pâtres, forcés à une fuite précipitée, si tristes et si épouvantés qu' ils ne savent où chercher un refuge. J' aime à voir les riches barons obligés de répandre, à pleines mains, cet or dont ils étaient si superbes et si avares. Aujourd'hui tel fait des profusions qui hier ne possédait rien: tel villageois est maintenant un objet de crainte et de respect qui n' était autrefois qu' un objet de mépris. J' aime que la guerre, dans ces instants où à peine nous pouvons résister au péril, réduise un seigneur, jusqu' alors dur et orgueilleux, à ne plus appesantir sur ses vassaux le joug immodéré de sa puissance.”

Arnaud de Montcuc, t. 4: Ancmais. - Belh m' es quan.

“Nous saurons à présent quels guerriers supporteront le mieux les fatigues et les inquiétudes de la guerre. O spectacle enivrant! voyez ces chevaux, ces écus, ces heaumes, ces glaives: ici les murailles brisées, les tours renversées; là les châteaux attaqués, emportés d' assaut; par-tout des coups frappés et répétés sans relâche, par-tout les têtes fracassées.” Bertrand de Born, t. 4: Guerra e treball. - Ara para.

“Non, je ne trouve pas au manger, au boire, au dormir, un plaisir aussi savoureux que celui d' entendre crier des deux côtés, A L' AIDE! A L' AIDE! et d' ouïr les hennissements des chevaux abandonnés dans la campagne, et ces exclamations, Courage! Courage! Je jouis en voyant capitaines et soldats rouler dans les fossés profonds, en voyant les morts étendus et les drapeaux et les guidons couchés à leurs côtés.” 

Bertrand de Born (*: Ci-après à l' art. Sirvente la pièce, Be M Plai.): 

Ie (: ieu) us dic que.

Voici le début d' un sirvente, dans lequel le troubadour déplore la mort de Raimond Guillaume, tué en trahison par ordre du roi d' Aragon.

“J' aime à voir, au milieu des vergers et des prairies, les tentes et les pavillons et les chevaux armés pour les combats; je vois avec plaisir arracher les arbres, les vignes et les blés qui gênent pour la bataille. Je considère avec un doux frémissement les machines de guerre qui s' avancent, et qui frappent les remparts. A leurs coups, les blocs énormes de rocs s' écroulent promptement; j' entends avec transport le bruit des trompettes guerrières et même les longs cris des soldats blessés qui, malgré eux, subissent la loi du vainqueur. Oui, une telle guerre, toute cruelle qu' elle est, me plaît beaucoup plus que ces trèves qui ne servent que de prétexte pour commettre de lâches attentats.”

Bernard de Rovenac, t. 4: Belh m' es quan vey.

Mais ils ne furent pas nombreux les troubadours qui peignirent avec un tel enthousiasme les malheurs de la guerre; et si j' ai rapporté ces passages, c' est moins pour donner une idée de l' ardeur militaire des troubadours en général, que pour faire connaître quels étaient les sentiments et les opinions des seigneurs et des grands auxquels on adressait de pareilles exhortations.

Aussi quelques troubadours, en offrant le tableau des combats, l' ont adouci par le mélange des souvenirs gracieux de l' amour. L' un de ces poëtes qui sut allier la valeur et la galanterie s' exprime ainsi:

“Des armes brillantes, de braves guerriers, des siéges, des machines, des massues; percer des murs antiques ou des retranchements nouveaux, renverser des bataillons et des tours; voilà ce qui frappe mes yeux et mon oreille: mais aucun de ces objets ne peut être utile à mon amour. Revêtu de ma noble armure, je suis réduit à poursuivre des guerres, des expéditions, à paraître dans des combats; et la richesse est le seul prix de mes victoires. Ah! depuis que le bonheur d' amour me manque, le monde n' est pour moi qu' un désert, et mes chants mêmes

ne servent plus à me consoler.” 

Rambaud de Vaqueiras, t. 4: No m' agrada. - Bellas armas.

Ce qui distingue essentiellement le zèle et le talent des troubadours, ce sont leurs exhortations à s' armer pour la délivrance des lieux saints; leurs chants sont animés d' une sorte d' enthousiasme religieux qui caractérise parfaitement les opinions du temps, le dévouement pieux des croisés.

Dès la première croisade, le Comte de Poitiers avait célébré son propre zèle pour la conquête des lieux saints:

“Fidèle à l' honneur et à la bravoure, je m' arme, partons; je vais outre mer, aux lieux où les pélerins implorent leur pardon.

Adieu brillants tournois, adieu grandeur et magnificence et tout ce qui attachait mon cœur; rien ne m' arrête, je vais aux champs où Dieu promet la rémission des péchés.

Pardonnez-moi, vous tous compagnons que j' ai offensés, j' implore mon pardon, j' offre mon repentir à Jésus, maître du tonnerre; je lui adresse à-la-fois ma prière et en roman et en latin.

Trop long-temps je me suis abandonné aux distractions mondaines, mais la voix du Seigneur se fait entendre; il faut comparaître à son tribunal: Je succombe sous le poids de mes iniquités.

O mes amis! quand je serai en présence de la mort, venez tous auprès de moi, accordez-moi vos regrets et vos encouragements.” 

Comte de Poitiers, t. 4: Pus de chantar.

La pièce suivante fut composée avant 1188 (1: Philippe-Auguste et Henri II firent la paix en 1188, pour se croiser; en lisant cette pièce, on reconnaîtra qu' elle est antérieure à cette époque.):

“En l' honneur du Père, en qui est toute puissance et toute vérité, du Fils, en qui brille toute raison et toute bonté, et du Saint-Esprit, source de tous biens! nous devons croire à chacun d' eux et à tous les trois; je sais que la Sainte-Trinité est le vrai Dieu qui pardonne, le vrai sauveur qui récompense; c' est pourquoi je m' accuse des péchés mortels que j' ai commis par mes discours, par mes pensées, par des mensonges, par de mauvaises œuvres, et j' en demande le pardon.

Celui qui occupe la chaire de saint Pierre, celui qui a le droit de délier l' homme de ses péchés et sur la terre et dans le ciel, nous a transmis par ses légats, par les cardinaux, l' absolution de nos fautes; malheur à qui douterait de son pouvoir; je le regarde comme faux, perfide, infidèle à notre sainte loi; et s' il ne se hâte de prendre la croix et de marcher, il résiste ouvertement à la volonté de Dieu.

Le chrétien qui se revêt de la croix assure son bonheur. Le plus vaillant, le plus honoré, ne sera plus qu' un homme lâche et méprisé, s' il demeure, tandis que le plus vil deviendra libre et généreux, s' il part; rien ne lui manquera, le monde entier consacrera sa gloire; il n' est plus le temps où les cheveux rasés, la tonsure, la sévérité pénitente des ordres monastiques, étaient des moyens de mériter le ciel. Dieu garantit le salut à tous ceux qui, armés en son nom, iront venger sur les Turcs les

opprobres qu' ils lui ont faits; opprobres qui sont pires que tous ceux qu' on a jamais connus

L' homme le plus puissant ne produit souvent que folie et dommage, quand il dérobe les héritages des autres, quand il attaque les châteaux, les tours et les enceintes: il croit avoir fait les plus belles conquêtes, et il possède moins qu' un pauvre dans sa nudité. Le Lazare avait peu sans doute; mais ce riche qui lui refusa impitoyablement toute assistance, que lui valurent ses richesses, quand la mort vint le saisir? Ah! qu' il tremble celui qui s' enrichit par l' injustice; le riche orgueilleux fut réprouvé, et le pauvre obtint les trésors du ciel.

Roi de France! roi d' Angleterre! faites enfin la paix; celui de vous qui y consentira le premier sera le plus honoré aux yeux de l' Éternel; sa récompense lui est assurée; la couronne de gloire l' attend dans le ciel. Puissent aussi le roi de la Pouille et l' empereur s' unir comme amis, comme frères, jusqu' à ce que le Saint-Sépulcre ait été délivré! Ainsi qu' ils se pardonneront à ce sujet, ils seront eux-mêmes pardonnés au jour terrible du jugement.

Vierge glorieuse! mère de miséricorde et de vérité, lumière de salut, étoile d' espérance, divine clarté de foi, vous en qui Dieu s' incarna pour racheter les crimes du monde, priez pour nous pauvres pécheurs votre Père, votre Fils; n' êtes-vous pas sa Fille, sa Mère? O Vierge de douceur et de gloire, protégez notre loi sainte, et donnez-nous la force et la puissance d' exterminer les Turcs félons et mécréants.” 

Pons de Capdueil: t. 4: En honor.

Ce qui suit est pareillement relatif à la croisade de Philippe Auguste et de Henri II:

“Qu' il soit désormais notre guide et notre protecteur celui qui guida les trois rois à Bethléem; sa miséricorde nous indique une voie par laquelle les plus grands pécheurs, qui la suivront avec zèle et franchise, arriveront à leur salut. Insensé, insensé l' homme qui, par un vil attachement à ses terres ou à ses richesses, négligera de prendre la croix, puisque par sa faute et par sa lâcheté il perd à-la-fois et son honneur et son Dieu!

Voyez quelle est la démence de celui qui ne s' arme point; Jésus, le dieu de vérité, a dit à ses apôtres qu' il fallait le suivre, et que pour le suivre on devait renoncer à tous les biens, à toutes les affections terrestres. 

Le moment est venu d' accomplir son saint commandement. Mourir outre mer, pour son nom sacré, est préférable à vivre en ces lieux avec gloire; oui, la vie ici est pire que la mort. Qu' est-ce qu' une vie honteuse? Mais mourir en affrontant ces glorieux dangers, c' est triompher de la mort même, et s' assurer une éternelle félicité.

Humiliez-vous avec ardeur devant la croix, et par ses mérites vous obtiendrez le pardon de vos péchés; c' est par la croix que notre Seigneur a racheté vos fautes et vos crimes, lorsque sa sainte pitié fit grace au bon larron, lorsque sa justice s' appesantit sur le méchant, et qu' il accueillit même le repentir de Longin; par la croix il sauva ceux qui étaient dans les voies de la perdition: enfin il souffrit la mort et ne la souffrit que pour notre salut; malheureux donc quiconque ne s' acquitte pas envers la générosité d' un Dieu!

A quoi servent les conquêtes de l' ambition? En vain vous soumettriez tous les royaumes qui sont de ce côté de la mer, si vous êtes infidèles et ingrats à votre Dieu. Alexandre avait soumis toute la terre; qu' emporta-t-il en mourant? le seul linceul mortuaire: oh! quelle folie de voir le bien et de prendre le mal, et de renoncer, pour des objets vains et périssables, à un bonheur qui ne peut manquer ni jour ni nuit! tel est l' effet de la convoitise humaine: elle aveugle les mortels, elle les égare, et ils ne reconnaissent pas leur erreur.

Qu' il ne se flatte pas d' être compté parmi les preux, tout baron qui n' arborera pas la croix, et qui ne marchera pas aussitôt à la délivrance du Saint-Tombeau! Aujourd'hui les armes, les combats, l' honneur, la chevalerie, tout ce que le monde a de beau et de séduisant nous peuvent procurer la gloire et le bonheur du céleste séjour. Ah! que desireraient de plus les rois et les comtes, si par leurs hauts faits ils pouvaient se racheter de l' enfer et de ses flammes infectes et dévorantes, où les réprouvés seront éternellement tourmentés?

Sans doute il est excusable celui que la vieillesse et les infirmités retiennent sur nos bords, mais alors il doit prodiguer ses richesses à ceux qui partent; c' est bien fait d' envoyer quand on ne peut aller, pourvu que l' on ne demeure point par lâcheté ou par indifférence: que répondront au jour du jugement ceux qui seront restés ici, malgré leur devoir, quand Dieu leur dira: “Faux et lâches chrétiens! c' est pour vous que je fus cruellement battu de verges, c' est pour vous que je souffris la mort.” Ah! le plus juste alors tressaillira lui-même d' épouvante.”

Pons de Capdueil, t. 4: Er nos sia.

La pièce suivante concerne une croisade postérieure.

“On connaîtra bientôt quels preux ont la noble ambition de mériter à-la-fois la gloire du monde et la gloire du ciel. Oui, vous pourrez obtenir l' une et l' autre, ô vous qui vous consacrerez au pieux pélerinage pour délivrer le Saint-Tombeau. Grand Dieu! quelle douleur! les Turcs l' ont vaincu et profané; sentons jusqu' au fond de notre cœur ce mortel opprobre; revêtons-nous du signe des croisés, et passons outre mer; nous avons un guide courageux et sûr, le souverain pontife Innocent.

Oui, chacun y est invité, chacun en est requis: que tous marchent en avant et se croisent au nom de ce Dieu qui fut crucifié entre deux larrons, après avoir été si injustement condamné par les Juifs. Si nous prisons encore la loyauté et la bravoure, nous craindrons de laisser le Christ ainsi déshérité; mais nous aimons, nous voulons ce qui est mal, et nous méprisons ce qui serait bon et utile. Eh quoi! la vie en nos pays n' est pour nous qu' un continuel danger, et la mort dans la Terre-Sainte serait pour nous un éternel bonheur.

Ah! devrait-on hésiter à braver, à souffrir la mort pour le service de Dieu, qui daigna la souffrir pour notre délivrance? Oui, ils seront sauvés avec saint André ceux qui planteront sur le Thabor la croix victorieuse. Que personne, dans ce voyage, ne craigne la mort de la chair: ce qu' il faut craindre c' est la mort de l' ame qui nous livre à ce gouffre où sont les pleurs et les grincements de dents, ainsi que nous le montre et nous l' atteste saint Mathieu.

Il est venu le temps où l' on verra quels sont les hommes qui obéissent aux lois de l' Éternel; sachez qu' il n' appelle que les vaillants et les preux. Il admettra à jamais dans sa gloire ces braves, qui, sachant souffrir pour leur foi, se dévouer et combattre pour leur Dieu, lui consacreront franchement leur générosité, leur loyauté, leur valeur. Qu' ils restent ici ceux qui aiment la vie, ceux qui sont esclaves de leurs richesses; dieu ne veut que les bons et les braves; il ordonne aujourd'hui à ses fidèles serviteurs de faire leur salut par de hauts faits d' armes, il veut que la gloire des combats leur ouvre les portes du ciel.

Brave marquis de Malespine! tu fus toujours l' honneur du siècle, et tu le démontres bien à Dieu même, aujourd'hui que tu prends le premier la croix pour secourir le Saint-Sépulcre et le fief de Dieu. Quelle honte pour l' empereur et pour les rois de ne point cesser leurs discords et leurs guerres! Ah! qu' ils fassent la paix, qu' ils s' unissent pour délivrer le tombeau sacré, la lampe divine, la vraie croix, le royaume entier du Christ qui, depuis long-temps, sont sous la domination des Turcs. Sous la domination des Turcs! à ces mots, qui peut ne pas gémir de honte et de douleur!

Et vous, marquis de Montferrat, vos ancêtres autrefois se couvrirent de gloire en Syrie; imitez leur noble dévouement, arborez la croix sainte, traversez les mers, vous mériterez que les hommes vous accordent leur admiration, et Dieu ses bienfaits éternels.

Tout ce que fait l' homme dans ce siècle n' est rien, absolument rien, si son dévouement ne le rend digne d' une éternité de gloire.” 

Aimeri de Peguilain, t. 4: Ara parra.

La figure qui anime le fragment qui suit mérite d' être remarquée:

“Quel deuil, quel désespoir, quels pleurs, quand Dieu dira: “Allez malheureux, allez en enfer où vous serez tourmentés à jamais dans les supplices, dans les douleurs; c' est pour vous punir de n' avoir pas cru que j' ai souffert une cruelle passion. Je suis mort pour vous, et vous l' avez oublié!” Mais ceux qui, dans la croisade, auront trouvé la mort, pourront dire: “Et nous, Seigneur, nous sommes morts pour toi.””

Folquet de Romans, t. 4: Quan lo dous.

Voici une pièce composée à l' occasion des revers des chrétiens dans l' Orient:

“La tristesse et la douleur m' accablent tellement, que je suis près d' en mourir; elle est vaincue, elle est avilie cette croix dont nous nous étions revêtus en l' honneur de celui qui expira sur la croix pour racheter nos péchés. Ni ce signe révéré, ni nos lois saintes, rien ne nous protège, rien ne nous garantit contre les barbares Turcs. Que Dieu les maudisse! Mais, hélas! il semble, s' il est permis à l' homme d' en juger, il semble que Dieu lui-même les soutient pour nous perdre.

Dès l' abord, ils ont reconquis Césarée; la forteresse d' Assur a cédé à l' impétuosité de leurs assauts. (1: La ville d' Assur fut prise en 1265.) 

O Dieu! que sont devenus cette foule de braves chevaliers, d' hommes d' armes, de bourgeois, qui remplissaient les murs d' Assur! Hélas! le royaume de Syrie a fait des pertes si désastreuses! Je suis contraint de l' avouer, il n' est plus possible que sa puissance se relève dans aucun temps.

Ne croyez pas pourtant que la Syrie s' en afflige. L' infidèle! elle a juré publiquement qu' il ne restera chez elle aucun serviteur du Christ, si elle peut en venir à bout; qu' au contraire elle transformera en mosquée le monastère de Sainte-Marie, et puis que Jésus le souffre, lui, son Fils, qui devrait s' en irriter, puisque ce malheur lui plaît, pourquoi ne nous plairait-il pas à nous-mêmes?

Oui, mille fois insensé celui qui veut encore combattre les Turcs, puisque le Christ lui-même ne leur dispute rien! j' en gémis: ils ont vaincu, ils continuent de vaincre Français, Tartares, Arméniens, Persans; et chaque jour ils obtiennent de nouveaux avantages. Dieu sommeille, Dieu qui jadis veillait pour nous, et Mahomet fait éclater sa puissance et rehausse la gloire du soudan.

Le pape prodigue des indulgences à ceux qui s' arment contre les Allemands. Ses légats montrent parmi nous leur extrême convoitise; nos croix cédent aux croix empreintes sur les tournois, et l' on échange la sainte croisade contre la guerre de Lombardie; j' aurai donc le courage de dire de nos légats qu' ils vendent Dieu, et qu' ils vendent les indulgences pour de coupables richesses.

O Français! Alexandrie vous a fait plus de mal que la Lombardie; là, les Turcs vous ont ravi votre gloire, ils vous ont vaincus, chargés de fers, et vous n' avez été rachetés qu' au prix de vos fortunes.” 

Le Chevalier du Temple, t. 4: Ira e dolor.

Je n' ai rien dit de ces débats littéraires, où ces poëtes soutenaient contradictoirement des questions délicates et subtiles, dont la décision était ordinairement soumise au jugement des dames; mais j' indiquerai bientôt ce genre de la littérature romane dans mes recherches sur les cours d' amour, institution remarquable, sur laquelle on n' a pas encore publié de notions satisfaisantes; l' histoire des cours d' amour se lie si essentiellement aux travaux et aux succès des troubadours, que je croirais n' avoir donné sur les talents et les mœurs de ces poëtes que des indications imparfaites, si je ne présentais ici tout ce que j' ai pu rassembler pour éclaircir l' un des points les plus intéressants de l' histoire des mœurs, des usages et de l' esprit du moyen âge.


Cours Amour

Monuments de la langue romane

Monuments de la langue romane depuis 842

Poeme sur Boece - texte du manuscrit

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Actes - titres - 960

La nobla leyczon - Poésies des Vaudois

Pieces - fragments - manuscrit Abbaye Saint Martial Limoges

Recherches sur les principaux genres